Paraître et disparaître : l'art et ses objets perdus
Pour les chercheurs, les écrits occupent une place fondamentale dans la transmission du savoir : ils permettent d’échanger, d’affirmer des positions dans l’espace public et de garder trace des arguments avancés. Éphémère, un colloque n’a pas la même portée, à moins qu’un document consigne, du moins en partie, les discussions qui y ont eu lieu. Cette préoccupation académique pour la conservation des contenus sous une forme transmissible fait écho au thème choisi pour le colloque Paraître et disparaître : l’art et ses objets perdus, s’étant déroulé les 5 et 6 novembre 2015 à l’Université de Montréal, et dont nous souhaitions ici colliger les actes.
L’art, comme ensemble des procédés de fixation des apparences, vise à pérenniser ce qui est voué à l’usure, à la dissolution. En peinture, l’art du portrait s’inscrit dans une telle entreprise, permettant de soustraire le visage aux outrages du temps, de le conserver pour la postérité. Du moins jusqu’à ce que l’œuvre disparaisse, comme ce fut par exemple le cas de la Joconde, dont le vol en 1911 fit la manchette des journaux. Paradoxalement, sa disparition a permis à la toile de Léonard de Vinci de gagner en notoriété, car sa présence — ou son aura, comme le dirait Walter Benjamin (2012) — a été décuplée par le battage médiatique et la prolifération des copies, des reproductions et des transpositions qui en ont découlé (Stevens 2013). Cependant, ce phénomène n’est-il pas lui-même une menace pour l’intégrité de l’œuvre de De Vinci, une fois restituée au musée, qui voit ainsi son originalité condamnée à jamais ?[[1]] De plus, ne pourrait-on pas dire que la Mona Lisa, avant d’être volée, était déjà une œuvre perdue, orpheline d’un contexte historique et social révolu (Gombrich 1983) ?
Cette large problématique est traitée à travers trois axes dans le cadre de cet ouvrage : la disparition matérielle des objets, les récits par lesquels se forment et se dispersent les collections et, enfin, la perte de sens occasionnée par les déplacements temporels et géographiques. C’est la première forme de disparition, la plus évidente, qui sert de point de départ à la réflexion. Les œuvres n’existent qu’en se matérialisant à travers différents supports : des formes d’art canoniques que sont les sculptures, les tableaux ou les gravures par exemple, jusqu’aux dispositifs, aux installations, aux performances, aux arts vivants, aux logiciels et aux supports numériques, analogiques ou photosensibles. Multiples, ces formes du paraître sont exposées à de nombreuses altérations. De fait, le support matériel de l’œuvre (ou ses dispositifs techniques) est sujet à des interventions humaines directes, comme le vol, le vandalisme ou l’iconoclasme, ou encore à différents processus temporels comme la détérioration, l’usure ou l’obsolescence. Ces facteurs de disparition sont l’enjeu des deux premiers textes présentés dans cette publication.
L’article Autour des Disintegration Loops de William Basinski : obsolescence technologique, ruines et les paradoxes de la commémoration, écrit par André Habib, aborde, parmi d’autres thèmes, la désintégration graduelle de bandes magnétiques comme processus créatif. Les bandes dont il est question ont été enregistrées par le compositeur et vidéaste new-yorkais William Basinski en 1982, avant qu’il ne les redécouvre par hasard en 2001. Il décide alors de les transférer sur un CD afin de les archiver et de les conserver. Si Basinski initie d’abord ce processus dans une optique de conservation, il prend rapidement conscience de l’antinomie fascinante qui en émerge. Alors que la détérioration de ces bandes magnétiques entraîne la disparition des boucles sonores qu’elles contiennent, l’effacement de la première œuvre musicale en génère une nouvelle, composée ici de neuf morceaux. Cependant, n’eut été des attentats du 11 septembre 2001, les Disintegration Loops — que Basinski affirme avoir terminé de transférer la veille — auraient sans doute paru dans la plus grande discrétion, à l’instar de ses œuvres musicales antérieures. La musicalité de ces bandes, s’agençant parfaitement à la vidéo amateure qu’il tourne de l’effondrement des tours jumelles, devient alors indissociable de l’attaque perpétrée à New York.
Si c’est a posteriori que l’œuvre musicale des Disintegration Loops se charge d’une dimension politique, il en va autrement de l’art éphémère subversif qu’analyse Zoe Louise Carlson dans son texte Democracy to Dictatorship: Ephemeral Arts for a Chilean Political Discourse, 1970-1990. L’auteure constate que les pratiques artistiques éphémères, dont la murale, sont courantes sous le régime socialiste de Salvador Allende et servent à propager l’idéologie du parti. De fait, lors de la campagne précédant son élection et suite à sa victoire, Salvador Allende emploie la prolifique brigade muraliste connue sous le nom de Brigada Ramona Parra (BRP) comme véritable outil de publicité et de propagande. Suite au coup d’État de 1973, qui chasse le gouvernement Allende et propulse le général Augusto Pinochet à la tête de l’état, ces pratiques cessent. Certains artistes établis se tournent alors vers l’art conceptuel et la performance et mettent en scène leur propre corps en réaction à la censure militaire et aux mesures répressives, c’est notamment le cas du Colectivo Acciones de Arte (CADA) et, plus particulièrement, d’une de ses membres Diamela Eltit. Si les types d’arts éphémères adoptés sous Allende et Pinochet emploient a priori des langages visuels bien différents, ils demeurent néanmoins intimement liés puisqu’ils partagent tous deux une idéologie socialiste. Pour, Carlson, sous ces deux régimes politiques, ces formes d’art constituent non seulement la principale source d’informations, mais aussi des catalyseurs de mobilisation, tant sociale que politique. Enfin, de la même manière que l’art mural peut être effacé et mis à jour presque en temps réel, une performance ne peut passer dans la postérité autrement que sous la forme documentaire.
Les arts éphémères — programmés pour disparaître, en somme — soulèvent bien entendu des problématiques de conservation et des réflexions sur leur transmission, au moyen des archives, des dispositifs muséologiques, des copies, des témoignages, des films ou des photographies. Or, la compréhension d’un objet ne se limite pas à ses aspects matériels. Pour être complète, elle doit tenir compte des discours qui lui ont, au fils du temps, donné un sens. C’est une partie de cette vie des objets d’art que Chanelle Reinhart s’emploie à reconstituer dans son article, dans une analyse qui met en lumière le rôle de différents acteurs et de leur agenda politique dans le devenir des œuvres. Intitulé Déplacer à Paris « tout ce qu’il y a de beau en Italie ». Un récit logistique au service du Directoire (1796-1797), le texte de Reinhart examine plus précisément la construction du récit entourant la saisie et le transfert à Paris d’œuvres italiennes lors de la première campagne d’Italie menée par Napoléon Bonaparte. Alors que les précieuses œuvres disparaissent temporairement le temps du transit, ce sont les journaux français qui suppléent à leur absence en donnant vie au récit de leur voyage. Deux points de vue s’y opposent ; le premier, qui sera peu à peu écarté parce qu’il ne correspond pas aux positions du régime en place, soutient que le transfert des œuvres entraîne une perte du contexte original de réception et comporte des risques qui menacent leur intégrité. La deuxième position, qui prévaudra, décrit les enjeux logistiques du déplacement des œuvres et, en affirmant la réussite technique de l’entreprise, est mise au service du régime napoléonien.
C’est aussi le récit d’une disparition qu’analyse Élisabeth Routhier dans Disparition et enjeux de déréférentialisation. Autour d’Un cabinet d’amateur, de Georges Perec. Routhier argue que la disparition de l’œuvre d’art s’exprime de manière plurielle dans ce roman de Perec. Il n’est pas question ici de la disparition de plusieurs œuvres, mais bien de la disparition d’une seule et même œuvre, éponyme au roman, articulée de trois façons différentes. En trois occasions donc, Un cabinet d’amateur se verrait privé de son existence, des référents qui forgent son rapport au réel. L’œuvre subit une altération matérielle, une dissimulation spatiale, et un glissement dans le mode d’énonciation, trois procédés qui contribuent à obscurcir sa présence. Cette étude de cas suggère ainsi de repenser l’ontologie de la disparition elle-même : devenant déréférentialisation, elle est performative et fait apparaître de nouveaux agencements.
Une disparition d’un tout autre ordre peut également générer la production d’effets, de significations. La matière n’est pas seule à pouvoir disparaître : les œuvres qui traversent les siècles voient aussi forcément leur sens s’effriter en raison de la perte de leur contexte d’origine et des connaissances nécessaires à leur compréhension. En effet, les objets d’art participent d’une écologie sociale complexe et historiquement marquée dont ils ne peuvent être extraits sans que leur sens et leur essence ne s’en trouvent également appauvris. Pourtant, c’est en s’adaptant que les œuvres évitent leur disparition. Comme l’a montré Aby Warburg dans ses travaux, une image survit en se faisant caméléon, en se transformant pour venir habiter des temps qui ne sont pas ceux de son origine (Warburg 1990). De plus, les œuvres, ou les images — comme les a comprises Hans Belting — résistent à la destruction de leur support matériel en venant s’imprimer dans les mentalités (2004 : 15). Une disparition n’est donc jamais définitive : tout paraître est sujet à un réapparaître. Ainsi reviennent des formes ou des pratiques abandonnées, désuètes ou oubliées, désormais reprises dans un nouveau contexte (Didi-Huberman 2000).
Dans cet ordre d’idées, Florie Guérin Rousteau s’attarde à des objets dont le sens est modifié par leur déplacement dans des contextes géographiques et temporels qui ne sont pas ceux de leur origine. Les trois coupes de verre émaillé qui font l’objet de son texte ont été produites en Syrie autour du 13e siècle. La grande popularité de la verrerie orientale en Occident au cours du Moyen Âge entraîne l’exportation de ces gobelets en Europe, où ils acquièrent un sens différent. Legs familial pour l’un, objet de la collection de Charlemagne pour le second et trésor d’une institution hospitalière pour le dernier, les trois verres se voient chargés d’une histoire nouvelle qui justifie leur utilisation dans des contextes fort variés. De fait, la première identité de ces objets disparaît au profit d’une seconde qui leur est donnée en Occident et grâce à laquelle ils sont d’ailleurs parvenus jusqu’à nous aujourd’hui.
Finalement, le texte de Catherine O’Reilly aborde aussi la problématique de la perte de sens liée au déplacement, ou plutôt, dans ce cas-ci, à la dispersion des composantes d’une même œuvre d’art. Phrasikleia Speaks: Connecting Life, Death, and the Oikoumene with an Archaic Sema relate d’abord l’exhumation d’une kore, qui servait selon toute probabilité d’effigie mortuaire, puis de son association avec un socle gravé révélant son nom : Phrasikleia. Par l’intermédiaire d’analyses sémiologique et anthropologique, l’auteure parvient à reconstruire le récit de la sculpture ainsi qu’à révéler son agentivité, non seulement comme effigie funéraire, mais aussi en tant que marqueur de connectivité entre les mondes des vivants, de l’au-delà et des dieux. Paradoxalement, c’est par son exhumation, autrement dit sa réapparition, qu’elle allait remplir sa fonction archaïque, soit celle de manifester la présence éternelle des morts dans le monde des vivants.
En présentant des points de vue multiples qui abordent la question de la disparition, ce compte-rendu des communications tenues lors du colloque Paraître et disparaître. L’art et ses objets perdus ouvre une réflexion sur l’ontologie même des œuvres d’art. Catherine O’Reilly montre qu’une œuvre ne doit pas nécessairement être visible pour être opérante ; Élisabeth Routhier qu’une disparition n’est finalement qu’un passage vers autre chose, une sublimation, ce que le texte d’André Habib démontre aussi avec l’étude du cas des bandes magnétiques de Basinski. Les œuvres peuvent donc être étrangement « bonifiées » par la perte matérielle, mais également par la perte de sens, comme le relève le texte de Florie Guérin, qui retrace les multiples modifications du sens de verres islamiques parachutés dans l’Europe médiévale. De même, chez Chanelle Reinhardt, le déplacement des œuvres de Rome vers Paris en épaissit le sens en ajoutant un discours idéologique aux récits dont elles faisaient déjà l’objet. Ces fascinantes études permettent enfin de s’interroger sur la nécessité qu’une œuvre soit pérenne pour agir. En ce sens, les pratiques artistiques étudiées par Zoe Louise Carlson montrent bien que des œuvres éphémères peuvent posséder un sens fort et s’imprimer dans les consciences. Et, au final, qu’est-ce qu’une œuvre d’art féconde sinon un objet capable de communiquer une idée, marquer les esprits, participer à la vie humaine ?
Fannie Caron-Roy, Marianne Raymond, Marjolaine Poirier et Maxime Labrecque
Direction scientifique
Notes
1. Récemment, Bruno Latour et Adam Lowe ont postulé, au contraire, que l’œuvre gagne en originalité grâce à ses multiples reproductions (Latour et Lowe 2011). C’est aussi la posture d’Antoine Hennion dans La passion musicale. Une sociologie de la médiation (1993) et, surtout, L’histoire de l'art : leçons sur la médiation (1993).
Références bibliographiques :
Belting, Hans. 2004. Pour une anthropologie des images. Traduit de l’allemand par Jean Torrent, Paris : Gallimard, Coll. « Temps des images ».
Benjamin, Walter. 2012. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Paris : Gallimard, Coll. « Folio Plus ; Philosophie ». [1939].
Didi-Huberman, Georges. 2000. Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images. Paris : Les Éditions de Minuit, Coll. « Critique ».
Gombrich, Ernst. 1983. « L’image visuelle ». Dans L’écologie des images. Traduit de l’anglais par Alain Lévêque, 323-349. Paris : Flammarion, Coll. « Idées et Recherches ».
Latour, Bruno et Adam, Lowe. 2011. « La migration de l’aura ou comment explorer un original par le biais de ses fac-similés ». Intermédialités, 17. https://www.erudit.org/en/journals/im/2011-n17-im1817262/1005756ar/.
Stevens, Bethan. 2013. « Spekphrasis: writing about lost artworks, or, Mona Lisa and the museum », Critical Quarterly, 55 (4) : 54-64.
Warburg, Aby. 1990. « L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance ». Dans Essais florentins. Traduit de l’allemand par Sybille Muller, 221-243. Paris : Klincksieck, Coll. « Esprit et les formes ».
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Autour des Disintegration Loops de William Basinski : obsolescence technologique, ruines et les paradoxes de la commémoration
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Democracy to Dictatorship: Ephemeral Arts for a Chilean Political Discourse, 1970–1990
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Phrasikleia Speaks: Connecting Life, Death, and the Oikoumene with an Archaic Sema