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2016 Intérieurs du rituel :  Approches, pratiques et représentation en arts

Le rituel en son lieu obscur, pratiques du film argentique

Emmanuel Falguières

EHESS, UMR Mondes Américains, Centre d’Études Nord-Américaines

Résumé

Alors que les lieux de pratiques de cinéma argentique se multiplient de par le monde, de jeunes cinéastes se tournent vers la temporalité et les gestes du travail en chambre noire. En nous appuyant sur le travail du cinéaste expérimental américain Eric Stewart, nous explorons la manière dont un rituel de deuil se transforme en technè et in fine en œuvre. Dans un second temps, nous mettons en perspective cette démarche en la comparant au travail du cinéaste Stan Brakhage dans les années 1960 et 1970.


Le rituel en son lieu obscur, pratiques du film argentique

que faire
sinon
du bout ignorant
de mes dix doigts
les deux figures
petites
à poser
au-devant de moi
dans l’espace
qui m’échappe
et m’attend
— Christiane Veschambre1

 

Lorsqu’interrogée sur l’écriture de son recueil de poèmes Robert & Joséphine, Christiane Veschambre retrace son désir de fabriquer deux « figurines » en terre représentant son père et sa mère :

J’ai commencé à écrire ce livre deux ans après leur mort. C’est un moment où je n’arrive plus du tout à écrire. Je me sens très mal. À tel point que je me dis que je n’écrirai plus. Et, à ce moment-là, me vient un petit poème : « Joséphine repasse ». C’est un souvenir de mon enfance quand Joséphine, ma mère, repassait. J’étais petite et j’apprenais l’alphabet à côté d’elle. J’ai écrit ce poème pour moi, ça m’a fait du bien de l’écrire. Le lendemain en est venu un autre, et puis le lendemain un autre, et jour après jour, avec une sorte de bonheur, ce qui m’arrive rarement quand j’écris des livres, c’était comme un rituel qui m’était propre. Je voulais vraiment sculpter deux statuettes en terre. Mais je ne sais pas sculpter, alors comme j’écris, j’ai écrit2.

Ainsi la poétesse évoque-t-elle moins une idée à incarner qu’un ensemble de gestes et de matières qui semble s’imposer à elle. L’élan vers la matière de la terre dans laquelle modeler les statuettes se retrouve dans la répétition de l’acte d’écriture : c’est « jour après jour », poème après poème, qu’il devient possible de faire apparaître « la matière de l’absence3 ». Le poème prend consistance dans un rituel d’accueil. Il se façonne à même la mémoire de cette « communauté de morts qui furent des vivants4 » Dans un sens, « L’histoire de nos parents nous est obscure. C’est de cette obscurité que nous venons. Et celle de leurs parents l’était encore plus. Les enfants sont le fruit d’un engendrement continu d’énigmes. Telle est la genèse. […] C’est une obscurité qui paradoxalement s’accroît au fur et à mesure que les yeux s’y habituent5 ».

Écrire devient alors une tentative d’habiter un « lieu obscur, un lieu presque sans langue », la possibilité de se laisser hanter par ce noir-là, par cette force souterraine qui agit sous la surface de « la vie qui court6 ». Or, cette tentative rappelle à plusieurs égards une autre expérience qui s’est déroulée à des milliers de kilomètres de Paris, dans les montagnes du Colorado aux États-Unis. En 2013, Eric Stewart s’enferme dans une chambre noire pour y exposer de la pellicule 35mm et faire film du corps disparu de son père mort quelques années plus tôt. 

En nous attachant à la pratique de cet artiste, nous chercherons à comprendre les conditions et les mécanismes de pratiques ritualisées mettant en tension la création filmique, le deuil d’un parent et l’espace matériel et métaphorique de la « chambre noire ». Afin de mieux en rendre compte, nous nous pencherons d’abord sur les changements récents survenus dans le cinéma expérimental, avec la création de laboratoires artisanaux privilégiant le film argentique, un espace dont est issu le film d’Eric Stewart Wake (2015). L’établissement d’un parallèle entre ce film et Mothlight de Stan Brakhage (1963) permettra ensuite d’expliciter l’exceptionnalité de la démarche de Stewart, tout en donnant à sa pratique une filiation qui éclaire l’histoire des pratiques expérimentales.

Espace du laboratoire artisanal

Le cinéma comprend des lieux de rituels profanes. Au-delà et en deçà de la monstration des rites que le récit du film peut décrire, le dispositif cinématographique organise des espaces de rituel. Ceux-ci peuvent : être liés à un tournage tel un plateau de studio éclairé, et comme suspendu à une indéfinissable temporalité, ou à un morceau de brousse africaine montrant une scène de possession7 ; ou alors, avoir trait à la projection du film dans une luxueuse salle de palace parisien de la Belle époque, ou encore à un espace de travail transformé en salle de projection de fortune. Ces diverses installations produisent des rituels sociaux étudiés par les différents courants — historiques, sociologiques, ou anthropologiques — des études cinématographiques. Par contraste, le moment du laboratoire dans la fabrication d’un film sur pellicule, véritable boîte noire de l’industrie, fait figure d’oublié dans les études portant sur l’ontologie cinématographique.

À ce manque, l’interprétation historique fournit une piste d’explication. Le développement du film a en effet très tôt fait l’objet d’un traitement standardisé. L’opération chimique du développement, qui exige d’autres connaissances techniques que celles du tournage, du montage ou de la projection, fut, dès les années 1910, déléguée à des laboratoires qui, pour des raisons d’économie d’échelle, s’industrialisèrent rapidement. Aussi, le développement de la pellicule, tout comme sa fabrication d’ailleurs, a-t-il le plus souvent échappé au processus créatif, en s’ancrant dans le processus industriel du cinéma et ce, même pour des cinématographies très marginales8. Les fabricants de pellicules, tout comme les laboratoires de développement, allaient même jusqu’à « garantir » un développement. Cet état de fait a conduit spectateurs et réalisateurs à penser l’opération comme étant sans importance pour le rendu du film ; en d’autres mots, à inscrire la transformation d’une image impressionnée dans le régime de l’image visible, évidente et naturelle.

Nous pouvons donc affirmer qu’au regard du développement historique de l’industrie cinématographique, le laboratoire de cinéma fut, pour le cinéaste, un lieu de l’invisible, un lieu qui échappe9. C’est à l’aune de ce constat que sont nés en France, à la fin des années 1990, certains laboratoires artisanaux, fondés par des cinéastes et pour des cinéastes issus du milieu du cinéma expérimental. L’enjeu pour les artistes était de s’emparer des machines de l’industrie et des techniques du développement de façon à ne plus être dépendants de prestataires techniques commerciaux. Cette démarche devait permettre de trouver dans le travail manuel une liberté d’action nouvelle, à la fois artistique, économique et politique. Depuis l’effondrement de la filière argentique de l’industrie cinématographique en Europe et aux États-Unis, au milieu des années 2000, ce modèle associatif a fait école et, nécessité faisant loi, la fermeture des laboratoires commerciaux s’est accompagnée de la démultiplication de ces espaces en France (Paris, Grenoble, Strasbourg, Nantes), en Europe (Berlin, Rotterdam, Bruxelles, Zagreb, Vienne, etc.) et aussi en Amérique du Nord (New York, Boston, Boulder, Montréal, Toronto, Vancouver, etc.). Le succès du réseau international filmlabs.org atteste de cet engouement avec à ce jour 48 structures réparties dans le monde10. Au sein des laboratoires, une demande de la part de nouveaux artistes cherchant à travailler eux-mêmes au développement du film argentique augmente. Cette croissance s’accompagne d’un renouvellement de l’appétit des festivals de tous bords pour un cinéma contemporain se posant la question du support argentique. Les pratiques du laboratoire dépassent désormais le seul cadre du cinéma expérimental, pour s’inscrire de plus en plus dans des projets de cinéma documentaire, la fiction traditionnelle restant encore marginale.

Ces nouveaux laboratoires auto-gérés proposent, en toute indépendance, des organisations économiques, des pratiques artistiques et des projets esthétiques très divers. En vertu de leur fragilité, de leur exotisme ou même, de leur spectacularité, ces lieux doivent être rattachés à la réalité de leur fonctionnement afin d’éviter de les essentialiser en leur prêtant des fonctions symboliques romantiques. À l’instar d’autres espaces collectifs, deux composantes les caractérisent : le bricolage et la négociation affective permanente entre désirs de création et contraintes matérielles. Ces laboratoires se distinguent de leurs pendants commerciaux de par leur échelle réduite ainsi que de par le partage des techniques et des machines entre des membres aux pratiques et expertises différentes. À l’échelle de l’industrie est préférée celle de l’artisanat, aux savoirs spécialisés du technicien est substituée une connaissance empirique des procédés ouverte sur l’expérimentation.

En dépit de conditions matérielles très hétérogènes et de modes d’organisation diverses, les laboratoires s’articulent tous autour d’une chambre noire, pièce dans laquelle peut être fait le noir complet et qui possède le plus souvent un point d’eau (voir la figure 1). À ce lieu essentiel où l’on développe les films peuvent venir s’ajouter différents espaces et diverses machines : une table lumineuse pour vérifier les photogrammes en transparence, une table de montage 16mm ou 35mm, une tireuse contact ou optique pour produire des copies films ou permettre de travailler le trucage (caches, ralentis, surimpressions, changements de formats, etc.), parfois un espace de projection pour voir les travaux réalisés ou organiser des projections publiques. De fait, si aucun laboratoire ne saurait se passer absolument de chambre noire, le laboratoire ne se réduit que très rarement à cette dernière (voir la figure 2). 

Figure 1. Photographie d’une chambre noire à l’Etna, France, 2015. © Emmanuel Falguières.

Figure 2. Photographie du Laboratoire l’Abominable à la Courneuve, France, 2015, © Cristian Simic.

Cette spatialisation du travail concret structure le vécu du praticien. L’artiste-technicien qui travaille dans un laboratoire passe de salle en salle, et parcourt des atmosphères lumineuses contrastées : de l’absence de lumière de la chambre noire vers la pénombre de la table de montage et encore, vers à la lumière de la table lumineuse. Cette hétérogénéité lumineuse se double d’univers sonores tout aussi marqué, allant du bruit assourdissant de certaines machines au silence presque complet du développement à la main. Ces univers sensoriels inhabituels rythment le travail du cinéaste et jouent sur sa fatigue, influencent ses gestes.

Bien que le travail en chambre noire ne soit pas exclusif, comme nous venons de le voir, il faut néanmoins souligner qu’il demeure central sous au moins deux aspects. D’abord, il est le lieu du noir complet. L’étanchéité à la lumière fonde la chambre comme un lieu du possible, celui de la manipulation de la pellicule non développée. Cette condition de l’obscurité lie, par un jeu d’échelle, l’espace de la chambre noire à l’espace du corps de la camera elle-même, d’ailleurs appelé camera obscura, « chambre noire ». Dans le corps de la caméra, le film attend dans l’obscurité d’être altéré par la lumière de l’extérieur, tout comme le film entre les mains du laborantin attend dans l’obscurité d’être transformé par l’action chimique des bains.

Cette réaction entre l’émulsion de grains d’argent et les différentes solutions du développement est la seconde composante essentielle de la chambre noire. Elle est un lieu de changement fondamental de la structure des composés chimiques formant la partie sensible de l’émulsion. Ce changement d’état, irréversible, physique mais invisible à l’œil nu, rend, dans le noir, le film au spectre de notre visible — à partir d’une image latente opaque est produite une image visible à la lumière. Cette transmutation d’une bande de plastique souple en une séquence d’images à animer se réalise par la répétition d’un protocole scientifique prédéfini. Afin de réussir un développement, le technicien doit en effet s’astreindre à une série d’opérations prédéfinies : nombre de bains, ordre des bains, températures, agitation, temps. Si les cinéastes sont généralement capables d’expliquer l’action de chaque bain en terme générique — tel bain révèle l’image latente, tel bain « fixe » les grains d’argents — peu de praticiens, même confirmés, sont en mesure de théoriser l’exacte nature de la transmutation. La pratique n’est pas un désenchantement de l’apparition de l’image argentique par la compréhension de ses principes physiques, mais plutôt une mise en scène d’un moment d’émerveillement teinté d’anxiété.

Le noir complet et la répétition des mêmes gestes contribuent à faire de la chambre noire un lieu à la temporalité paradoxale. Dans cet espace, tout est asservi au temps mécanique : chaque bain, chaque exposition doit durer un nombre de secondes précis. Ce temps scientifique, ce temps d’horloger, semble régner sur le lieu plongé dans l’obscurité. Pourtant, cette même temporalité, lorsque vécue par le cinéaste, est très souvent décrite comme étant hors du monde. Semblable au temps de la transe, le temps s’étend ou se contracte selon la sensibilité de la personne confrontée à l’expérience11. Eric Stewart en parle ainsi :

It is this completely unnatural technological, pseudo-bizarre, potentially dangerous space, but like with my film, Wake, there was something about going to the darkroom, being alone and being dark, and being quiet and just being me and my father’s ashes for like a hundred hours or something. The dark room provides us a place of intensity and focus that provides… I don’t know… Something12.

Wake, une création ritualisée en chambre noire

C’est lorsqu’il étudie la peinture à Chicago qu’Eric Stewart découvre l’espace du laboratoire photochimique en travaillant sur les procédés de rayogramme13. La production d’un rayogramme consiste à placer directement des objets sur une feuille de papier photosensible, pour ensuite l’exposer à la lumière avant de la développer. Le procédé fut notamment popularisé par l’artiste surréaliste Man Ray (1890–1976). Pour Eric Stewart, l’enjeu primordial de cette technique qui se déroule en chambre noire est d’ordre tactile : il s’agit pour lui de développer une pratique de la création photographique par le toucher et non par la vue. Dans la chambre noire, la main remplace l’œil. Au sein d’un art photographique dédié à l’optique, Eric Stewart choisit de produire « à l’aveugle ».

Après ses études à Chicago, Eric Stewart poursuit son travail à l’Université du Colorado à Boulder, dans le département de cinéma connu pour avoir offert à Stan Brakhage, figure majeure du cinéma expérimental de la seconde moitié du 20e siècle, une place de professeur qu’il occupe durant plusieurs décennies. Stewart y devient membre du collectif Process Reversal. Ce groupe informel d’artistes profite du relatif abandon du laboratoire argentique par l’université pour l’occuper et développer, selon une utilisation artisanale des équipements, les projets de ses membres. C’est après une rencontre internationale des laboratoires argentiques de cinéastes qui eut lieu non loin de l’Université, à Colorado Springs, en 2013 qu’Eric Stewart se lance dans son projet Wake14.

En 2008, le père d’Eric Stewart meurt. N’ayant pu voir son corps, le cinéaste reçoit ses cendres. Il évoque l’évènement comme une incompréhensible disparition, un manque impensable. C’est en touchant les cendres dans l’urne qu’une prise de conscience s’opère. Nait de ce geste le désir de construire un film selon un procédé analogue à celui du rayogramme : soit déposer sur la pellicule les cendres de son père. Ce n’est que six ans plus tard qu’Eric Stewart transformera ce projet en film. 

Stewart décide de travailler avec une pellicule 35mm noir et blanc fabriquée en premier lieu non pas pour inscrire une image tirée du champ visuel, mais l’oscillogramme du son optique d’un film. Cette émulsion, souvent surnommée hi-con (high contrast), est très prisée par les cinéastes expérimentaux pour ses teintes noires et blanches très tranchées, comportant très peu de nuances de gris. Partant de l’idée de rayogramme, il se rend compte, après quelques essais, que placer les cendres de son père tout au long de la bande ne suffit pas (voir figure 3). Il refuse que son film ne se réduise au concept de l’impression des cendres sur la pellicule et cherche à dépasser l’aspect spectaculaire, un peu morbide, d’une série sans cohérence d’impressions lumineuses de photogramme en photogramme. Car une fois projetés, les photogrammes ne présentent aucune relation visuelle les uns aux autres. Chaque 24ème de seconde est son propre tableau. Le cinéaste cherche un mouvement, ce que la collection d’images singulières ne saurait créer. Il trouve alors dans cet espace de la chambre noire et avec les instruments qui sont les siens, une méthode de travail qui permet de remettre en scène les cendres. Utilisant un agrandisseur photo comme source lumineuse, il place les cendres sur une plaque de verre, compose un cadre en arrangeant leur densité, éteint la lumière, place le film sous la plaque et expose brièvement un photogramme à la lumière du projecteur photo. Dans le noir revenu, il avance la bande de film d’un photogramme, tape un coup léger sur le verre pour faire trembler la composition, et expose un nouveau photogramme, et ainsi de suite[15]. Tapoter la vitre, exposer la pellicule au rai de lumière, déplacer la bande de quatre perforations, et recommencer. Les formes des cendres commencent ainsi à s’animer de photogramme en photogramme.

Figure 3. Photogramme de Wake, Stewart, 2016, © Eric Stewart.

Le léger coup sur la vitre qui fait bouger les cendres, cette petite onde de choc, lui rappelle que son père était musicien, batteur de surcroit. Pour taper sur la vitre, Stewart utilise comme « baguette » un pinceau. À chaque image, il fait tinter la plaque de verre à l’aide du manche de son pinceau et donne ainsi à l’image son mouvement. Eric Stewart n’est devenu cinéaste qu’après la mort de son père. De son vivant, il étudiait encore la peinture ; le pinceau est un objet auquel son père l’associait. Le réinvestissement d’un objet marqué par le rapport père-fils (le pinceau) en une baguette de batteur (objet tout autant marqué par ce rapport filial) permet aux cendres de commencer à prendre vie sur une pellicule d’abord dédiée au son. Lorsqu’il arrive au bout d’une bande de film, il la développe aussitôt et recommence avec une nouvelle composition (voir figure 4). Ce travail d’exposition et de développement à la main s’étend sur plus d’une centaine d’heures étrangement musicales, réparties sur trois semaines, dans cet espace liminaire de la chambre noire. Durant ces semaines, Eric Stewart rythme par ses coups le mouvement des cendres de son père sur les quelques 6 000 photogrammes ainsi exposés. L’inlassable répétition, l’éclair de lumière lors du bref temps de l’exposition du film, l’obscurité omniprésente, le silence particulier des bains de chimie qui chauffent, le bruit de l’agrandisseur, le chuintement du film déplacé, le coup de baguette, la matière des cendres, le plastique du film, la plaque de verre, mais également l’odeur des solutions chimiques, vue, ouïe, toucher, odorat, tout concourt à engendrer un état de transe qui prolonge la ritualisation de la création.

Figure 4. Bandes de film 16mm sur table lumineuse pour le film Wake, Stewart, 2016, © Eric Stewart.

Ce rituel de création permet au réalisateur de réintroduire du sens dans un évènement qui affectivement demeure un mystère. Le laboratoire devient le lieu d’un rite de passage pour l’enfant qui cherche à comprendre, non pas tant par l’esprit mais par le corps, l’impossible disparition du corps de son géniteur. Tout comme les poèmes-statuettes de Christiane Veschambre, cette centaine de mètres de film devient un cénotaphe, une tombe sans corps, dédié à la mémoire du père. C’est un étrange monument au mort : visible, matériel, on peut toucher la pellicule, elle existe « quelque part », on peut la dérouler et à l’œil nu voir les photogrammes, et pourtant cette bobine de film n’est pas le film lui-même. Wake n’existe en effet que lorsque projeté sur un écran, dans une forme d’impressions lumineuses mouvantes. Dans cet espace-temps si particulier qui met en relation, la bobine, le projecteur, l’écran et le spectateur, est vue et entendue la transmutation que produit l’entreprise d’Eric Stewart. Ce qu’a permis le moment du laboratoire est en réalité la création de la matière du film, mais ce qui se donne à voir au spectateur reste sans corps : un flux de photons qui traverse l’espace et porte sans poids le corps disparu de l’être aimé.

Retrouver la lumière ?

Le film d’Eric Stewart a un pendant célèbre dans l’histoire du cinéma expérimental. Faire du vivant avec du mort était également le projet de Stan Brakhage dans son court métrage Mothlight (1963). Membre à part entière du mouvement du cinéma underground américain rassemblé notamment autour de l’Anthology Film Archive à New York, Stan Brakhage est, à l’instar de Stewart, fortement lié à l’Université du Colorado pour y avoir travaillé la majeure partie de sa vie. Fier d’une production anarchique comptant plus de 350 références, Brakhage constitue une figure incontournable du cinéma expérimental du 20e siècle. Tout comme Jonas Mekas, figure de proue du mouvement, Stan Brakhage n’a cessé de travailler la matière de sa propre vie pour construire ses films, filmant femme et enfants, allant même jusqu’à imaginer une tentative de suicide comme le montre la fin de son film Anticipation of the Night (1958)16. Mothlight est l’une de ses œuvres les plus connues. Court film d’une durée de trois minutes et 19 secondes, Mothlight découle du collage à même la bande plastique du film d’éléments végétaux ou animaux — des feuilles, des petites branches, mais surtout les insectes du titre : moth, mite ou papillon de nuit. À l’écran, le spectateur découvre une forme abstraite et mouvante, mais auparavant déposée sur une table lumineuse, la bande du film révélant un ensemble d’éléments [vaguement ?] reconnaissables. C’est par le découpage arbitraire du cadre par la fenêtre de projection, associé à la vitesse de défilement, que les cadavres d’insectes se transforment en un jeu formel d’ombres et de lumières. Le film incarne ce paradoxe : rendre incompréhensible une matière qui fut vivante pour lui redonner la qualité des vivants, le mouvement.

Produits à un peu de plus de cinquante années d’écart pratiquement dans la même géographie — nous oserions même dire par la même géographie —, Wake et Mothlight se posent en négatif l’un de l’autre, littéralement et métaphoriquement. Alors que les images de Mothlight sont dominées par le blanc de la lumière du projecteur passant à travers le support transparent et réfléchi par l’écran, Wake est dominé par le noir. L’évènement cinématographique a changé de camp. Chez Brakhage « ce qui arrive » est sombre, il est ailes d’insecte, formes de feuilles. Chez Stewart, l’évènement est porté par le blanc de la cendre inscrite en négatif sur la pellicule. Là où Brakhage produit un bricolage saturé des signes de son travail — traces de doigts, poussières, résidus de colle — Stewart travaille une forme où le tactile (médiatisé par le pinceau-baguette) est invisible. Là où Brakhage déstructure des formes qui furent vivantes par l’arbitraire découpage des perforations, Stewart redonne cadre au désintégré. Pourtant, les deux films sont autant de tentatives de cinéma horizontal, fait à la table, qui redonnent un mouvement aux matières mortes à travers la projection. Négatif l’un de l’autre, ils sont à la fois formellement semblables et absolument inverses en chaque point.

Cette contretypie a trait au rôle que joue la chambre noire au sein des deux films. Mothlight est très précisément un film de plein jour, d’abord de par sa luminosité écranique, mais aussi et surtout, de par sa fabrication. Brakhage avait l’habitude de travailler certains de ses films sur un coin de table à café et Mothlight peut avoir été fait ainsi. Le film représente bien une pratique qui tire la pellicule hors de sa caverne, afin de violemment la confronter aux corps diurnes, et donc morts, d’insectes de nuit.

Si Mothlight n’est pas un film de chambre noire, mais une démonstration de la possibilité de faire un film sans, que reste-t-il du rituel chez Stan Brakhage ? Subsiste le geste physique du cinéaste qui lentement pose sur les quarante mètres de pellicule les éléments de quelques 4 752 images. Penché sur sa longue bande, Brakhage performe ce geste répétitif, obsessionnel, son rituel de création prenant ancrage dans les lieux de sa vie quotidienne d’habitude réservés à l’œil mécanique de sa caméra. Il construit ainsi un moment de refus du monde qui l’entoure. Le rituel isole le cinéaste. Le déplacement géographique de la chambre noire au grand jour n’abolit pas la mise à l’écart que réalise le rituel mais la met en scène différemment. Alors qu’Eric Stewart vit ce rituel matériellement en s’enfermant dans un lieu obscur et solitaire, on pourrait dire que Stan Brakhage l’atteint mentalement dans un lieu public.

Dans les deux cas, l’isolement inhérent au rituel de création est utilisé comme un acte de résistance aux pratiques hégémoniques. En 1963, le développement photochimique est une condition sine qua non de la possibilité de faire du cinéma. Pour Brakhage, la pratique hors du laboratoire constitue une transgression. Pour Eric Stewart, en 2013, dans un monde de signaux et d’écrans numériques, la transgression consiste au contraire au fait de s’enfermer dans la chambre noire pour y opérer une opération déjà archaïque. L’un veut s’émanciper du laboratoire, l’autre veut le retrouver, et tous deux proposent un geste cinématographique à contre-courant des régimes visuels de leurs époques respectives.

Dans cette étrange symétrie, les deux films déroulent une réflexion sur la mort qui met au centre la question des nuits naturelle, artificielle et symbolique du cinéma. Ces nocturnes posent la question des conditions du visible. Comment le rituel de création peut-il rendre visible le corps disparu du père ? Comment les corps des papillons de nuits peuvent-ils être vus en plein jour ? Comment rendre visible l’opération même de la création du film ? Chaque film est une réponse polysémique à ces questions.

Un dernier « rituel nocturne » se doit d’être évoqué ici : celui du spectacle cinématographique. Loin de l’écran numérique, ces deux objets se pensent dans une projection argentique qui intime la salle obscure. C’est ainsi, in fine, dans une autre chambre noire que les films se mettent à vivre. Comme un écho au laboratoire lui-même, s’y opère la transformation non pas de l’émulsion argentique par les bains de développement, mais de l’esprit du spectateur ou de la spectatrice par les impressions lumineuses délivrées par le projecteur. De la chambre noire à la salle de projection, le rituel se déplace encore une fois. Opération de retrait du monde pour le cinéaste ou moment de partage collectif de monstration, le rituel en chambre noire fait exister le film argentique.

Des matérialités économiques et techniques du laboratoire argentique aux pratiques artistiques personnelles d’Eric Stewart, du geste profane de Stan Brakhage à l’invention d’un rite de deuil en chambre noire, la pellicule voyage de lieu en lieu, reçoit des empreintes ou des corps pour les rendre en ombres lumineuses. Écritures patientes de la bande, rituels personnels, asociaux, ces opérations sont des transgressions qui finissent par s’incarner dans le rituel collectif de la projection. Le cas d’étude esquissé ici et ses ramifications — dans les changements économiques de l’industrie et de ses marges, mais aussi dans ses liens aux histoires canoniques du cinéma underground —, s’il est exemplaire dans sa confrontation au motif du deuil, n’est en aucun cas une démarche isolée. S’agrège aujourd’hui autour des nouveaux lieux des laboratoires artisanaux un ensemble de personnalités artistiques diverses qui chacune creuse ces problématiques17. En retrouvant l’artisanat du laboratoire aujourd’hui, une nouvelle génération de cinéastes restructure l’esthétique de leur film par la ritualisation du maniement de sa matière, à la fois dans sa fabrication et dans sa monstration. À la croisée de l’intime d’une pratique et du collectif d’une structure, le médium du film argentique ne cesse de réinventer une ritualisation de la création chère au cinéma expérimental.

 

Ces pages sont dédiées à Philippe Cote, cinéaste et co-fondateur du laboratoire de cinéma expérimental l’Etna, disparu le 24 novembre 2016.

Notes

  • 1

    Christiane Veschambre, « Figurines sur tumulus », in Robert & Joséphine, Chambon-sur-Lignon, Cheyne éditeur, coll. « Verte », 2008.

  • 2

    Christiane Veschambre, Entretien avec Emmanuel Falguières pour le film Nulle Part Avant (2018), Paris, le 3 novembre 2011.

  • 3

    Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Patrick Chamoiseau, La matière de l’absence. Paris, Seuil, 2016.

  • 4

    Veschambre, Entretien avec Emmanuel Falguières, 2011.

  • 5

    Christiane Veschambre, Les mots pauvres. Chambon-sur-lignon, Cheyne éditeur, 1996, p. 23.

  • 6

    Veschambre, Entretien avec Emmanuel Falguières, 2011.

  • 7

    Les maîtres fous, Jean Rouch, 1956.

  • 8

    À ce tableau, il faut toutefois apporter certaines nuances. Depuis les opérateurs Lumières de la fin du 19e siècle jusqu’aux clubs amateurs des années 1960, en passant par le cinéma expérimental de la seconde moitié du 20e siècle, certains opérateurs et cinéastes ont développé eux-mêmes leurs films.

  • 9

    Ce constat est d’autant plus flagrant lorsque qu’il est comparé à l’importance artistique des procédés de développement pour les photographes.

  • 10

    Voir http://www.filmlabs.org/index.php/lab/ (consultation le 15 juillet 2018). Pour un état des lieux du milieu des laboratoires artisanaux, voir le mémoire de Mariya Nikiforova, « Laboratoires photochimiques indépendants. Politique, technique, esthétique », Paris, Université Paris 3 — Sorbonne Nouvelle, 2016, ainsi que le rapport d’activité de Cinemaworks « State of the Art: Understanding, Appreciating & Promoting Analogue Film Practices in the 21st Century », Vancouver, 2016. De même, le site internetdu programme européen REMI (Reingeneering Moving Image), http://www.re-mi.eu/wiki/start (consultation le 15 juillet 2018).

  • 11

    C’est un des thèmes récurrents des entretiens ou discussions autour de l’expérience laborantine, que celle-ci soit racontée par des praticiens confirmés tels Eric Stewart, Taylor Dunne, Frédérique Menant, Victor De Las Heras, Anna Salzberg ou par de jeunes ateliéristes qui découvrent le laboratoire pour la première fois.

  • 12

    Eric Stewart et Taylor Dunne, Entretien en visioconférence avec Emmanuel Falguières, Paris, Colorado, 15 octobre 2016.

  • 13

    J’utilise ici le terme anglais de rayogramme, qui devrait être théoriquement réservé aux œuvres de Man Ray, plutôt que de photogramme afin d’éviter la confusion engendrée par la polysémie du terme photogramme qui désigne à la fois ce type de photographie sans caméra et l'unité élémentaire dans la série d’images qui constitue un film.

  • 14

    Wake est produit au sein de l’université du Colorado à Boulder. Ce lieu n’est pas un laboratoire autogéré par des cinéastes, mais en garde toutes les caractéristiques d’échelle, d’organisation spatiale et d’ouverture aux expérimentations. La situation états-unienne est très particulière dans le réseau des laboratoires indépendants. En effet, la présence de nombreux laboratoires de développement dans les universités américaines, qui dédient certains de leurs enseignements au cinéma expérimental, y a retardé le développement de laboratoires indépendants.

  • 15

    Tous les détails techniques du procédé sont tirés de notre entretien avec Eric Stewart et Taylor Dunne, 2016.

  • 16

    Stan Brakhage, Metaphors on Vision, États-Unis, Film Culture Inc., 1963, p. 11.

  • 17

    Parmi de nombreux autres, et en se restreignant à un contexte français, nous pensons par exemple aux travaux de Frédérique Menant, Guillaume Mazloum, Gaëlle Rouard, Anna Salzberg, Etienne Caire, Emmanuel Piton, Jade Gomes et Maxime Fuhrer.

Emmanuel Falguières
EHESS, UMR Mondes Américains, Centre d’Études Nord-Américaines

Emmanuel Falguières est doctorant en histoire des États-Unis à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ancien étudiant en études cinématographiques à l’Université Paris Diderot – Paris 7, il a codirigé entre 2013 et 2016 le laboratoire de cinéma expérimental l’Etna à Montreuil (France) et poursuit aujourd’hui une pratique de cinéma documentaire, notamment sur support argentique.