Alors que la réflexion sur les rapports entre les sexes et sur l’identité de genre occupe une place prépondérante dans les débats et enjeux sociaux actuels, certaines productions littéraires du vingtième siècle témoignent d’un intérêt pour l’homosexualité telle que vécue et célébrée jadis en divers contextes culturels, parfois étonnamment ouverts à la diversité. Décrit dans toute son étrangeté dans le roman La Pelle [La Peau] (1949) de l’écrivain italien Curzio Malaparte, le rite de la figliata dei femminielli, qui, symboliquement, renverse l’ordre biologique en mettant l’homme dans la posture de la parturiente, frappe l’imaginaire du lecteur autant qu’il l’amène à s’interroger : cette pratique, représentée au grand écran en 1981 dans l’adaptation cinématographique de La Pelle par Liliana Cavani (voir la figure 1), eut-elle effectivement cours dans la réalité napolitaine de la fin de la Seconde Guerre mondiale — et en observe-t-on des variantes rituelles ou des échos mythiques dans d’autres sociétés ? Pourquoi Malaparte a-t-il choisi d’intégrer cette séquence cérémonielle dans l’œuvre ? Dans le cadre de ce dossier axé sur l’étude de la relation entre l’image et le rituel, l’on tâchera de répondre à ces questions en envisageant plus particulièrement la façon dont la réalisatrice Liliana Cavani a transposé au cinéma la scène initialement décrite par Malaparte. Prélude à cette analyse, l’évocation du contexte de création du roman de même que le portrait du femminiello dans la société napolitaine de la fin de la Seconde Guerre mondiale poseront les balises d’une exploration qui tâchera avant tout de cerner la valeur anthropologique, puis fictionnelle et symbolique du rite très particulier de la figliata. C’est sous un angle principalement ethnocritique que la cérémonie à caractère quasi ésotérique sera considérée, puisque, comme l’écrit Jean-Marie Privat, cette approche théorique « s’intéresse à la polyphonie culturelle et spécialement, pour l’instant du moins, à la présence des formes de culture subalterne, dominée, illégitime, populaire […] dans la littérature écrite dominante, savante, cultivée, noble, légitimée ».
Figure 1. Affiche du film La Pelle, de Liliana Cavani (1981), adapté du roman de Curzio Malaparte (1949).
Malaparte : un intellectuel subversif au parcours singulier
Né Kurt [ou Curt] Erich Suckert, Curzio Malaparte (1898–1957) demeure l’un de ces écrivains dont la vie et l’œuvre se sont déployés sous le signe de la controverse. Issu d’un mariage mixte entre un maître teinturier d’origine allemande et une jeune Milanaise, cet homme de lettres se distingue avant tout par sa vie aventureuse et son parcours non linéaire, à l’origine de sa réputation de « renégat impénitent », qui lui vaudra l’inimitié de nombreux contemporains et un oubli relatif par la critique durant plusieurs décennies. Après s’être engagé à titre de volontaire lors de la Première Guerre mondiale, Malaparte adhère au fascisme — il sera secrétaire de la fédération provinciale des syndicats fascistes et auteur du Manifeste des intellectuels fascistes (1925). Cette allégeance ne le préserve toutefois pas de quelques séjours en prison auxquels le pouvoir le condamne pour avoir produit des ouvrages présentant un contenu jugé antipatriotique. Jouissant déjà d’un certain succès à 27 ans étant donné son implication en politique et dans le domaine journalistique, le bouillonnant personnage, dont le pseudonyme serait un clin d’œil audacieux à Bonaparte lui-même, fréquente la haute société, engage des duels et se distingue de manière générale par son anticonformisme et sa désinvolture. À preuve, l’année même où il publie en France sa Technique du coup d’État (1931), manuel sur la conquête violente du pouvoir, paraît sa biographie ironique d’un haut représentant du fascisme, Italo Balbo — publication qui lui vaudra d’être expulsé et condamné au confinement par le parti. Arrêté par la suite à plus d’une reprise en raison de son passé fasciste, Malaparte demandera l’inscription au Parti communiste italien en 1944 et s’enrôlera dans les troupes alliées en marche vers le nord en qualité d’officier de liaison.
Si le roman Kaputt (1944) exprime son détachement du fascisme, la fiction autobiographique de La Pelle, qui paraît cinq ans plus tard, est considérée au moment de sa réception initiale comme « le livre du scandale, […] “immoral”, “provocateur”, “antipatriotique” ». Dans ce récit mis à l’Index par le Vatican un an après sa publication, qui suscita de multiples polémiques à Naples et à l’international, Curzio Malaparte retrace les années d’occupation de l’Italie par les troupes alliées (1943–1945). L’action du récit se déploie pour la majeure partie dans la ville de Naples, où l’ingénuité des soldats américains, dépeints avec un regard ironique non exempt d’empathie, contraste avec la perte d’idéal et la corruption des Italiens vaincus, gagnés par une troublante épidémie de « peste » morale. Celle-ci est induite par la guerre et la présence des « libérateurs » étasuniens : « tout ce que touchaient ces magnifiques soldats se corrompait aussitôt », précise à cet effet le narrateur. L’arrivée à Naples des militaires venus d’outre-Atlantique, « désinfectés, sans le moindre microbe ni dans les replis de la peau, ni dans les replis de la conscience », contamine étrangement le peuple en le poussant à recourir à de lamentables expédients pour survivre, notamment lorsque les femmes se prostituent et offrent leurs enfants à la concupiscence des troupes alliées. La servilité des hommes, qui en viennent à « rougir d’être Italiens », apparaît en outre comme l’un des plus inquiétants symptômes de cette « peste » galopante.
Quand le moderne se heurte à l’archaïque
Par-delà la dialectique « vainqueurs/vaincus », structurante dans l’œuvre de Malaparte, un autre axe d’oppositions, moins investigué par la critique, se révèle fondamental dans la narration de La Pelle : le contraste entre culture jeune et culture ancestrale, entre américanité et traditions parthénopéennes. « [T]he pure, the clean, the wonderful American people » tranche ainsi sur la communauté des Napolitains, qualifiés à plus d’une reprise de « […] strange, […] miserable, […] marvellous people », qui relaient un ensemble de rites millénaires très particuliers. La revanche du peuple napolitain sur les armées « libératrices » américaines est celle de l’inconscient sur le conscient, de l’ancien sur le moderne, du mystère sur le cartésianisme et la technique :
Naples, lui disais-je, est la ville la plus mystérieuse d’Europe, la seule ville du monde antique qui n’ait pas péri comme Ilion, comme Ninive, comme Babylone. C’est la seule ville au monde qui n’a pas sombré dans l’immense naufrage de la civilisation antique. Naples est une Pompéi qui n’a pas jamais été ensevelie. Ce n’est pas une ville : c’est un monde. Le monde antique, préchrétien, demeuré intact à la surface du monde moderne. Vous ne pouviez choisir, pour débarquer en Europe, d’endroit plus dangereux que Naples. Vos chars courent le risque de s’enliser dans la vase noire de l’Antiquité, comme dans des sables mouvants. Si vous aviez débarqué en Belgique, en Hollande, au Danemark, ou même en France, votre esprit scientifique, votre technique, votre immense richesse de moyens matériels vous auraient peut-être donné la victoire non seulement sur l’armée allemande, mais sur l’esprit européen lui-même, sur cette autre Europe secrète dont Naples est la mystérieuse image, le spectre nu. Mais ici, à Naples, vos chars, vos canons, vos machines font sourire. Rien que de la ferraille. […] Votre particulière humanité américaine se trouve, ici, à découvert, sans défense, dangereusement vulnérable. Vous n’êtes que de grands enfants, Jack. Vous ne pouvez pas comprendre Naples, jamais vous ne comprendrez Naples.
Un épisode saisissant de La Pelle donne la mesure des mystères et des secrets de cette Naples antique : soit la scène décrivant la figliata dei femminielli, cette « ancienne cérémonie sacrée du culte uranien » que le narrateur-personnage du récit, Malaparte lui-même, retrace, à titre de témoin direct, au chapitre intitulé « Le fils d’Adam » (chap. 5). Par ce rituel singulier mis en scène dans le film de Cavani (voir la figure 2), les femminielli, « homosexuels, efféminé, travestis », se voient conférer symboliquement le pouvoir de parturition débouchant sur la « figliata », la progéniture.
Figure 2. Photogramme du film La Pelle, Liliana Cavani, 1981.
Le femminiello dans la société napolitaine traditionnelle
Avant, toutefois, de considérer plus en détail la scène romanesque vectrice du rite, quelques précisions s’imposent quant à l’identité et au rôle social du femminiello au sein de la communauté napolitaine traditionnelle. Sur le plan grammatical et sémantique, le terme femminiello intrigue d’emblée. Masculin, ce mot renvoie plutôt au niveau étymologique à l’univers féminin et dénote à la fois un genre et une sexualité. Le substantif, avec son suffixe diminutif – iello, permet en outre de mesurer la vision napolitaine « somme toute bienveillante quoique ironique » de l’être ainsi désigné.
Le femminiello, encore appelé femminella, ne peut être rapporté aux catégories de « transgenre » et de « transsexuel » souvent employées en contexte nord-américain ou anglo-saxon. De fait, il s’avère étroitement lié à la réalité napolitaine traditionnelle étant donné la modification profonde, depuis 1980, du tissu socio-économique et de l’espace physique des quartiers populaires. « [J]amais perçu comme un déviant », le femminiello s’impose plutôt comme « une figure positive, quoique ambiguë » : « il se consacre aux travaux domestiques, coud, raccommode, tient compagnie aux aînés, garde les enfants des voisines » tout en « manifest[ant] un travestisme plein de théâtralité et d’une hilarité joyeuse, avec une langue colorée et salace, pimentée d’injures et d’obscénités sympathiques, […] avec une gestuelle plus amplifiée et caricaturale qu’à l’habitude ». Même s’il s’adonne parfois à la prostitution, le femminiello est bien intégré à la communauté et participe à l’économie solidaire de celle-ci. Par-delà la dualité entre masculin et féminin, il se rapproche, dans l’esprit des Napolitains, de la plénitude divine ou encore de la figure holistique de l’androgyne primordial évoqué par Platon; on le considère même comme porteur de chance. Aussi participe-t-il à plusieurs événements de la vie sociale dans lesquels la bonne fortune est invoquée : notamment, la cérémonie du baptême ou encore la tombola, proche du jeu de lotto.
Naples « libérée » et carnavalisée
Dans le film de Liliana Cavani, c’est le narrateur-personnage, Malaparte alias Marcello Mastroianni, qui révèle les multiples facettes de la réalité napolitaine de la Seconde Guerre et, notamment, la tradition de la figliata dei femminielli. Bien que tragique, Naples, sous occupation alliée affiche aussi dès l’abord, un visage carnavalesque, révélé au spectateur alors que Malaparte sillonne la ville et sa périphérie en compagnie de militaires américains. Motivée par le voyeurisme des libérateurs s’adonnant avec un évident plaisir à une sorte de « grand tourisme militaire », la description de corps grotesques aperçus au détour des chemins – des naines enlacées par d’élégants GI, la poitrine pendante d’une prostituée âgée, les organes génitaux de femmes exposés à la vue des soldats qui passent — s’inscrit en effet dans cette logique de l’inversion, du renversement de l’ordre établi théorisé par Mikhaïl Bakhtine. La suspension temporaire des normes et des interdits, notamment dans le domaine sexuel, s’affirme néanmoins de manière encore plus frappante par la représentation de la figliata dei femminielli, d’une grande richesse symbolique.
Le rite de la figliata chez Cavani
Conviés à une fête bien particulière à Torre del Greco, sur les pentes du Vésuve à proximité de Naples, Malaparte ainsi que Deborah Wyatt, colonelle dans les forces aériennes américaines, sont, chez Cavani, les témoins privilégiés de ce rite traditionnel réunissant des membres de la communauté homosexuelle dans un bâtiment en bord de mer. Accueillis par un homme aux vêtements d’un blanc immaculé sur la terrasse jouxtant la bâtisse, où déambulent des couples masculins sur fond de musique classique, Malaparte et Wyatt traversent le seuil délimité par un rideau et assistent à un étonnant spectacle. Couché sur un petit lit et assisté de nombreuses personnes, principalement de sexe masculin, un homme qui semble la proie de douleurs atroces pousse un cri d’épuisement sur fond de chants rythmiques, de percussions et de la danse de deux femmes : avant que le spectateur puisse comprendre de quoi il retourne, le femminiello a déjà expulsé d’entre ses cuisses un bambolotto, une poupée de bois foncé au ventre gonflé et au phallus énorme dont se saisit une matrone/sage-femme (voir la figure 3). Le « père » de l’enfant s’empresse de donner un baiser à son rejeton avant que l’ensemble des gens réunis dans la pièce se précipitent pour faire de même et qu’un énorme plat de spaghettis préparés par des femminielli un peu en retrait ne vienne saluer la naissance miraculeuse.
Figure 3. Photogramme du film La Pelle, Liliana Cavani, 1981.
En établissant clairement une distinction entre culture de l’élite et culture populaire, culture apollinienne et dionysiaque, culture du grand jour et culture de l’ombre, le film de Liliana Cavani permet de mesurer la singularité et le caractère archaïque de cette pratique de la figliata que Mario Buonoconto, auteur et spécialiste d’histoire de l’art, range au nombre des « mystères » napolitains à caractère ésotérique. Par ailleurs, cette césure subtilement marquée entre l’intérieur et le dehors, entre l’espace de l’intime et l’univers extérieur, agora et lieu d’échanges sociaux, peut être conçue comme le rappel symbolique que la vie d’un femminiello est, tel que souligné par Eugenio Zito et Paolo Valerio, psychologues et chercheurs intéressés par la question de l’identité de genre, une « vie sur le seuil » [« vita sull’uscio »], entre le logis (le « basso » napolitain) et les ruelles du quartier, mais aussi entre principes masculin et féminin, dont il représente en quelque sorte une troisième voie. On sera à même de le constater en visionnant la séquence correspondante du film, où le capitaine Malaparte accompagné de Deborah Wyatt adoptent la posture du public qui découvre un rite déstabilisant, n’ayant que fort peu d’équivalents dans le monde.
Autour du rite napolitain : quelques considérations anthropologiques
Dans son récit, Malaparte note une ressemblance entre la statuette incarnant la progéniture du femminiello et l’« un de ces emblèmes phalliques peints sur les murs des maisons de Pompéi », soit ceux que l’on peut encore aujourd’hui observer dans la camera segreta, la « chambre secrète » du Musée archéologique national de Naples. L’attribut viril du « fétiche grossièrement sculpté » est comparé par le narrateur de La Pelle à « un champignon vénéneux, rouge et couvert de taches » que les témoins de l’accouchement de Cicillo embrassent « avec une fureur à la fois merveilleuse et horrible ». Le premier à étreindre le « petit monstre » de bois après son géniteur est, on l’a dit, celui à qui revient l’honneur de la paternité, soit Georges qui, « recevant le nouveau-né dans ses mains ouvertes, se mit à le cajoler, à l’embrasser, le contemplant avec des yeux rieurs et pleins de larmes ».
Si la représentation de l’épisode de la figliata dans le film de Liliana Cavani frappe l’imaginaire du spectateur par l’intensité émotionnelle et la folie baroque du tableau tout autant que par les chants rythmés qui ponctuent le travail et l’accouchement du femminiello, la description de la scène chez Malaparte met surtout de l’avant l’étrangeté du rite napolitain, avec l’horrible bambin fraîchement émergé des entrailles du parturient et la verge surdimensionnée de l’enfant. Des chercheurs se sont intéressés à la valeur symbolique et freudienne de ce phallus démesuré. Alessandro Giardino, spécialiste d’histoire de l’art et de littérature européenne, a pu en conclure que dans une société définissant le genre en termes binaires, cet attribut représentait, du point de vue des femminielli « s’identifiant aux femmes et adoptant un rôle post-castration », un substitut « qui reproduit et restaure en quelque sorte la perte virtuelle de leur pénis ». Il nous semble toutefois qu’une lecture ethnocritique de la cérémonie de la figliata permette davantage d’apprécier la richesse symbolique d’un rite dont les racines anthropologiques et culturelles se révèlent profondes. Précisons d’abord que, si l’on en croit Eugenio Zito et Paolo Valerio, le rite de la figliata avait lieu neuf mois après le mariage d’un couple de femminielli, cérémonie imitant les noces religieuses à l’église, et concluait une journée entière de travail, de « doglie » — soit de contractions – pour le parturient. Bien qu’elle ne soit pas un phénomène courant, la simulation de la naissance par un homme n’est toutefois pas le seul fait de la culture napolitaine. La « couvade », pratique ayant eu cours chez les aborigènes Dayak de Bornéo tout autant que dans certaines campagnes italiennes, constitue, telle que définie par Marco Bertuzzi, journaliste et activiste LGBT, « un antique rite de nature magique dans le cadre duquel, pendant que la femme accouche, le mari simule l’accouchement », les souffrances et les pleurs du travail — et s’assurant par là même les attentions habituellement réservées à l’épouse. Au-delà des pratiques rituelles, les mythologies grecque et chrétienne présentent elles-mêmes des exemples de gestation masculine. Pensons à Zeus donnant naissance à Athéna sortie de son crâne bardée d’armes étincelantes ou encore à Dionysos, sorti de sa cuisse. On peut encore évoquer la naissance d’Ève d’une côte d’Adam dans le livre de la Genèse ou encore la légende médiévale voulant que sainte Anne soit née de la cuisse de son père Fanuel après que celui-ci y eut essuyé le couteau avec lequel il avait coupé un fruit de l’Arbre de la vie. Par-delà les mythes ou la littérature sacrée, la tradition théâtrale populaire de la Commedia dell’arte, née au XVIe siècle en Italie, compte un personnage qui exprimerait lui aussi le « rêve tribal de la parthénogénèse mâle » : soit, la figure de Pulcinella, à la panse bombée, capable de s’autoféconder et de donner naissance à une portée de petits par la bosse sur son dos. Dans l’imaginaire napolitain, le femminiello serait ainsi perçu, selon l’anthropologue Domenico Scafoglio, comme l’incarnation de Pulcinella qui, associé aux couleurs blanche et noire antithétiques, témoignage de la coprésence en lui de principes opposés, pourrait être qualifié de « saint patron païen de la fertilité méditerranéenne ».
Dans cette foulée, comment passer sous silence le culte de Priape auquel semble faire implicitement référence le bambolotto au sexe saillant ? Fils de Dionysos et d’Aphrodite, il est le dieu de la fécondité. Son culte s’affirmera en Italie durant l’Antiquité; invoqué pour la reproduction des troupeaux de moutons et de chèvres, la croissance des raisins, etc., il sera assimilé à des divinités agrestes comme le dieu Pan. L’identification du femminiello à la destinée biologique féminine lors de la cérémonie de la figliata n’est peut-être pas étrangère, en outre, au lien étroit le rattachant à la déesse païenne Cybèle, la Grande Mère. Encore aujourd’hui, le pèlerinage des homosexuels napolitains à Montevergine, sur le mont Partenio, qui vont y adorer Mamma Schiavona, la Madone « qui exauce tout et pardonne tout », se produit au lieu même où, dans l’Antiquité, les prêtres émasculés de Cybèle, les corybantes, allaient rendre un culte à la Grande Déesse. En effet, d’après plusieurs témoignages historiques, un temple s’élevait sur le site du sanctuaire et les corybantes, vêtus de soie jaune, orange, rose et de couleurs voyantes, les yeux très maquillés, « traversaient en groupe la ville, suscitant un mélange de curiosité morbide et de scandale, notamment en raison de l’érotisme exhibé et l’effronterie de leurs provocations sexuelles ». Ces processions, accompagnées de chants, de danses et rythmées par des tambours, constituaient en quelque sorte, comme le remarque Marino Niola dans un article paru dans La Repubblica, le « Gay Pride » de l’Antiquité.
La puissance symbolique d’un rite populaire
Tel que dépeint dans le film de Liliana Cavani et l’œuvre originale de Curzio Malaparte, le rite de la figliata dei femminielli recèle à n’en pas douter une fonction narrative qui dépasse le simple désir d’infuser une couleur locale au récit et de captiver le spectateur/lecteur. Par l’évocation de cette cérémonie, déjà attestée par le médecin et anthropologue Abele De Blasio dans l’essai intitulé Il Paese della Camorra (1901), le narrateur-personnage illustre l’étrangeté de ces pratiques rituelles anciennes qui tranchent sur la simplicité dérisoire des mœurs américaines. À plus d’une reprise, Malaparte se rit en effet de la vision manichéenne du monde et de la vulgarité de certaines pratiques alimentaires du peuple victorieux, comme celle de servir, lors de banquets donnés au palais du duc de Tolède, du « spam » frit ainsi que du maïs bouilli dans une précieuse vaisselle en porcelaine de Capodimonte. À la candeur désarmante des usages et conceptions étasuniens s’opposent donc l’ambiguïté et la complexité de la culture napolitaine, que confirment certaines descriptions révélatrices. Ainsi, le jeune Cicillo qu’aperçoit Malaparte lorsqu’il entre dans la pièce où se déroulera le rite de la figliata ressemble, sous les couvertures, à « un vague être humain, homme ou femme », et cette indistinction de genres, de traits et de formes se rattache à d’autres éléments de l’univers napolitain, notamment lorsque l’on sert à la table du général Cork un poisson-sirène ressemblant à s’y méprendre à une petite fille. L’on se rappellera également que le renversement carnavalesque dans lequel s’inscrit la scène de parturition masculine est condamné dans ses suites orgiaques par un compagnon du protagoniste, Jack Hamilton qui, après avoir « allong[é] un coup de pied [à Georges] dans ses fesses grasses et roses », tente de frapper les couples homosexuels dénudés se livrant à des jeux sensuels en « brandissant comme une massue le petit monstre de bois » sorti des entrailles de Cicillo. Il apparaît ainsi que ce phallus de bois que Jack finit par détacher de la statuette et par lancer par la portière de la voiture en quittant le lieu de la figliata marque, pour le peuple italien et la communauté napolitaine, en particulier, une subtile revanche du symbolique en dépit de la réalité de la défaite première de l’Italie fasciste. Dans le film de Liliana Cavani, le départ précipité de l’officier Deborah Wyatt au terme de la figliata à laquelle elle a assisté avec Malaparte exprime la même répulsion. Repartant en voiture, visiblement choquée par le spectacle, la jeune militaire arborant pantalon et veste en cuir libère sa longue et blonde chevelure de sa casquette dans un geste machinal alors qu’elle prend le volant, révélant chez elle, par ce mouvement, un attribut traditionnellement féminin qui semble faire contrepoids à la transgression du rite.
Bien que l’homosexualité en elle-même ne soit pas perçue positivement par le narrateur-personnage de La Pelle, qui y voit le symptôme d’une certaine décadence de la jeunesse, les mystères de Naples, dont cette pratique rituelle de la figliata, résistent à toute tentative de compréhension réelle par les « libérateurs » cartésiens, pragmatiques et matérialistes de l’Italie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Témoignant plus largement d’une certaine théâtralité des Napolitains dans les rapports sociaux, puisque la métaphore de la vie y prend souvent le pas sur le référent, le rite d’accouchement de l’homosexuel travesti permet ainsi d’atteindre à une vérité inaliénable de ce peuple méditerranéen dont la culture stupéfie par sa richesse tout autant que par sa complexité fondamentales.