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2016 Intérieurs du rituel :  Approches, pratiques et représentation en arts

Ritualiser le quotidien (ou lorsque le quotidien devient rituel) : mise en scène des gestes et des mots dans The Day He Arrives (2011) et Right Now, Wrong Then (2015) d’Hong Sangsoo

Christine Albert

Université de Montréal

Résumé

Le quotidien tout comme le rituel renvoient à la répétition, à ce qui s’effectue chaque jour, selon un certain ordre. Dès lors, comment ritualiser le quotidien sans se limiter à constater un certain ordre dans ce qui a pour propre de se répéter ? Ce texte interrogera les rapports entre rituel et quotidien par le biais du cinéma de Hong Sangsoo, cinéaste qui a la particularité de situer les rituels du quotidien au cœur de ses films et de sa pratique. D’une part, le film The Day He Arrives (2011) permettra de nous intéresser à la répétition de gestes ; d’autre part, Right Now, Wrong Then (2015) sera l’occasion d’observer les conventions verbales qui sont au fondement des interactions quotidiennes. Ces analyses filmiques soulèveront certaines questions : les gestes et les mots répétés sont-ils alors empreints d’une certaine sacralité ? Que révèlent-ils du quotidien et du rituel ?


Ritualiser le quotidien (ou lorsque le quotidien devient rituel) : mise en scène des gestes et des mots dans The Day He Arrives (2011) et Right Now, Wrong Then (2015) d’Hong Sangsoo

The Day He Arrives (2011) et Right Now, Wrong Then (2015) de Hong Sangsoo © Les Acacias.

Balade dans un parc, repas au restaurant, partage d’un verre dans un bar : ces activités, d’une banalité en apparence triviale, sont pourtant presque les seules que connaissent les personnages du cinéaste sud-coréen Hong Sangsoo. En combinant mises en scène du quotidien et répétitions, les films du cinéaste mettent de l’avant la part de « rituel » qui caractérise les échanges journaliers. Comme le remarque Frédéric Keck, « [s]’il est vrai que le rite est un comportement répétitif, c’est parce que le rite est une action réflexive, qui fait en permanence retour sur elle-même pour que l’acteur se voie ou s’entende lui-même en train de faire les mêmes gestes1. ». Bien que le cinéma de Hong ne permette pas toujours à ses acteurs d’adopter cette position réflexive propre au rite, les mises en scène jouées et rejouées par ceux-ci entraînent le spectateur à adopter cette position. Sans pour autant être eux-mêmes en action, ces derniers peuvent en effet se reconnaître dans les interactions des personnages, y discernant ces gestes, regards et signes de politesse qui caractérisent les interactions quotidiennes (repas et rencontres amicales). Ces rites quotidiens ont parfois été représentés puis analysés par le biais du discours2, mais le cinéma, par sa capacité à rapporter de manière indicielle ces « comportements mineurs3 », semble aussi être en mesure de contribuer non seulement à leur représentation, mais aussi à ce que cette représentation permet de nous apprendre.

Le « cinéma du quotidien » apparaît particulièrement adapté à rendre compte de la dimension rituelle de ces comportements : dans cette perspective, on pourra songer aux films de Yasujiro Ozu et d’Hirokazu Kore-Eda, qui illustrent le quotidien de la famille japonaise, ou encore, à ceux d’Éric Rohmer qui prennent comme objet les amourettes de la jeunesse française4. Sur le plan du contenu, Hong Sangsoo partage avec Rohmer un intérêt pour les hésitations du cœur et, avec Ozu, un attrait pour les scènes de repas et de bar. Sur le plan de la forme, Hong et ces cinéastes partagent une certaine tendance à la répétition5 . Or, dans le cas précis d’Hong, il s’agit d’une répétition caractérisée par une certaine insistance — au sens où Maurice Ravel entendait le mot lorsqu’il demandait, après avoir joué les premières notes du thème du Boléro, « Ne trouvez-vous pas que ce thème a de l’insistance ? 6 ». Alors que le cinéphile connaissant bien les œuvres du cinéaste s’attend à retrouver dans sa production annuelle ces mêmes scènes de repas, de sorties au bar, de rencontres — et en ce sens assister aux films de Hong relève d’un rituel cinéphilique —, il retrouve également à l’intérieur d’un même film une structure narrative construite autour de répétitions. C’est par le biais de ces répétitions, internes aux œuvres, que son cinéma traite de manière singulière aussi bien des interactions quotidiennes que de leur dimension rituelle. On remarque, lorsque l’on regarde de près ses films, une multitude de gestes, postures et mots qui apparaissent réglés de manière obsessionnelle, comme si les personnages respectaient un protocole en se dirigeant simplement vers un bar ou en partageant des sushis. La répétition, en restituant « la possibilité de ce qui a été7 », propose au spectateur un monde de seconde première fois ; un monde où c’est la différence qui se fait attendre. Mais la répétition a également d’autres effets. Partie prenante de tout rite, n’a-t-elle pas pour conséquence de ritualiser le quotidien représenté ? Étant donné que le rite caractérise déjà les interactions quotidiennes, peut-on pour autant parvenir à ritualiser le quotidien, sans se limiter à constater un ordre dans ce qui a pour fonction de se répéter ? Nous nous intéresserons ici à ces micro-répétitions qui passent souvent inaperçues dans deux films du cinéaste : The Day He Arrives (Matins calmes à Séoul), réalisé en 2011 et Right Now, Wrong Then (Un jour avec, un jour sans) réalisé en 2015. Dans le premier cas, nous nous intéresserons davantage aux gestes tandis que dans le second, nous analyserons les répétitions à partir de dialogues précis. Ces analyses permettront d’observer l’effet singulier des répétitions. Comment celles-ci affectent-elles l’objet de la répétition ? Lui confèrent-t-elles une dimension symbolique ?

The Day He Arrives ou lorsque que c’est l’idée même de quotidien qui est performée

The Day He Arrives raconte la brève visite de Seungjun dans la capitale. Professeur de cinéma en province, ce dernier a dû quitter Séoul parce que quelques années auparavant, sa relation amoureuse avec une étudiante avait été dévoilée au grand jour. Le scénario initial8 est très simple : « Un homme va trois soirs au même endroit ». Cet endroit, c’est un bar nommé « Roman »9 où l’homme en question se rend accompagné de son ami Youngho et de l’amie de celui-ci, Boram. Le second soir, un collègue cinéaste s’ajoute au trio. Lors de ces trois soirées, un schéma identique se reproduit : le premier plan est consacré au déplacement jusqu’au bar dans une rue très étroite qui s’apparente à un couloir. En hors champ, la voix de Seungjun explique la situation : « Nous sommes allés dans un bar appelé Roman ». Au plan suivant, les protagonistes assis à une table du bar apparaissent en train de discuter. Ce plan est à chaque fois interrompu par un insert montrant la patronne du bar, arrivant par le couloir que les personnages ont emprunté quelques instants plus tôt. Puis, le plan suivant est à nouveau consacré à la discussion autour de la table. La patronne du bar entre, s’insère dans le plan par un zoom arrière, s’excuse ensuite de son absence et demande aux clients s’ils ont besoin de quelque chose. Youngho lui rétorque à chaque occasion avoir un peu faim, sans oublier, systématiquement, de lui présenter Seungjun. Pour clore ce quatrième plan, les personnages trinquent ensemble. Dans le plan suivant, on retrouve Seungjun dehors s’allumant une cigarette. Selon les soirées, il est rejoint par l’une ou l’autre des deux femmes. Finalement, après quelques discussions et parfois l’échange d’un baiser, Seungjun propose — à l’exception de la dernière soirée — de jouer quelques airs au piano. Hong offre alors, en guise de fin de séquence, un plan sur les deux femmes à l’écoute, tandis que Younsho, à chaque reprise, semble incapable de retenir ses éclats de rire.

Ces répétitions formelles et narratives apparaissent facilement évidentes à tout spectateur du film, cependant, certaines d’entre elles demandent davantage d’attention. Il est intéressant de se pencher sur un plan précis qui revient à chaque séquence : l’arrivée au bar, où les personnages traversent une petite ruelle semblable à un couloir. Nous constatons en observant ces trois traversées que les gestes des personnages sont exactement identiques d’une répétition à l’autre. Dans un premier temps, Younsho se retourne vers l’objectif, comme pour regarder si ses amis l’ont bien suivi. Ensuite, Boram secoue ses cheveux avec ses mains, et, Younsho, une fois arrivé au bout de la ruelle, attend quelques secondes que Seungjun passe devant lui. D’une séquence à l’autre, seul le taux d’alcoolémie des personnages souligne une différence entre les reprises de scènes. Au fil des répétitions, le corps des personnages se ramollit ; les gestes, plus déliés, sont marqués par une certaine volupté. Cette précision, qui n’ajoute rien à l’intrigue, est étonnante : on reconnaît jusque dans une main recoiffant des cheveux l’aspect protocolaire propre au rituel. Pourtant, aucune valeur symbolique n'y est associée. Malgré la dimension réglée de la scène, la valeur performative du rituel10 disparaît : cette arrivée au bar, qui est marquée par quatre gestes précis, ne renvoie à rien d’autre qu’à l’arrivée au bar en tant que telle. On a l’impression d’être face à une simple réflexion tautologique, où l’on se contente de répéter ce qui est déjà signifié par l’énoncé initial11. Mais on pourrait s’interroger : n’est-ce pas tout simplement cela le quotidien, « ce qui a lieu et qui se reproduit chaque jour », « ce que l’on fait régulièrement12 » ? En donnant l’illusion de ritualiser une simple sortie au bar par le biais d’un protocole rigoureux, le cinéaste fait apparaître, par la même occasion, sa trivialité, sa banalité quotidienne. Chez Hong, ce n’est pas uniquement le contenu des films (scènes de bar, de restaurant, ballades dans un parc) qui renvoie au quotidien, mais aussi la forme. Comme le refrain d’une chanson, ces répétitions microscopiques illustrent l’idée même que l’on peut se faire du quotidien, c’est-à-dire de ce qui a pour propre de se répéter, de recommencer chaque jour. Par le fait même, cette réitération qui ne confère aucun sens supplémentaire à l’objet de la répétition peut tout de même lui donner une forme : une forme qui serait plus musicale que littérale, plus abstraite que figurative. 

Figures 2. L’arrivée au bar, The Day He Arrives, Hong Sangsoo, 2011 © Les Acacias.

Right Now, Wrong Then ou lorsque les mots prennent une profondeur insoupçonnée

Mettant en scène des gestes automatisés et la réitération de situations à l’instar de The Day He Arrives, le film Right Now, Wrong Then présente la particularité de s’organiser à partir de la répétition des dialogues13. C’est avec un regard microscopique que nous nous intéresserons ici à une petite partie des échanges entre les personnages. S’intéresser aux dialogues de si près peut sembler superflu dans le cas de nombreux films, mais rappelons qu’Hong Sangsoo est connu pour écrire les dialogues le jour même où ils sont tournés, ceux-ci devant être joués à la ligne près, quitte à reprendre une scène de nombreuse fois14. Malgré la place centrale qu’occupe le hasard dans les histoires racontées par Hong, l’improvisation, de fait, est écartée à l’étape du tournage.

Le film se divise en deux parties respectivement intitulées Right Then, Wrong Now et Right Now, Wrong Then. Celles-ci racontent toutes deux la visite du réalisateur Ham Cheon-soo en province qui, alors qu’il vient présenter un film, arrive une journée trop tôt. Cette erreur devient l’occasion de rencontrer une jeune artiste-peintre, Miss Yoon, avec qui le réalisateur partagera l’après-midi et la soirée. Dans la première partie du film (Right Then, Wrong Now), rien ne fonctionne comme prévu. Cheon-soo drague la jeune femme maladroitement, tandis que celle-ci semble chercher à attirer l’attention du cinéaste de manière superficielle. Dans la seconde partie (Right Now, Wrong Then15), le cinéaste se montre adroit et confiant, tandis que la jeune femme ne cache pas sa timidité : en d’autres termes, les personnages sont cette fois-ci beaucoup plus honnêtes les uns envers les autres, ils n’ont pour ainsi dire pas peur de se mettre à nu (au sens métaphorique, mais également au sens littéral pour le personnage masculin, qui clôt la soirée en se dévêtant). À ce propos, la méthode de tournage qu’emploie Hong est assez singulière : il tourne d’abord toutes les séquences de la première partie, ensuite de quoi, lors du tournage de la seconde partie, il soumet les acteurs au visionnement de leur première performance afin qu’ils puissent jouer le texte exactement à l’inverse de ce qu’ils voient à l’écran16. D’une partie à l’autre du film, de nombreux échanges sont répétés ; les dialogues se font écho.

Les deux parties du film se divisent en cinq scènes principales. Les personnages font d’abord connaissance dans un parc pour ensuite, dans la seconde scène, partager une boisson chaude dans un café. Dans un troisième temps, Miss Yoon fait visiter son atelier au cinéaste. C’est lors de cette scène que les différences entre les deux parties apparaissent de manière plus évidente. Par exemple, plutôt que se cacher derrière une critique superficielle de ses tableaux, Cheon-soo confie sans gêne à Miss Yoon que sa toile n’est pas tout à fait satisfaisante d’un point de vue artistique, mais qui plus est, que l’artiste semble manquer de courage, ce qui l’empêche de développer un style plus personnel. Les personnages sont, encore ici, beaucoup plus francs les uns envers les autres. Suite à cette visite de l’atelier, on les retrouve attablés autour de sushis dans un restaurant, avant que ceux-ci ne se rendent à une soirée entre amis.

Figure 3. De la rencontre au parc à l’atelier, Right Now, Wrong Then, Hong Sangsoo, 2015 © Les Acacias.

Dans la première séquence du film, consacrée à la rencontre entre le cinéaste et l’artiste-peintre, les mots échangés demeurent presque entièrement les mêmes d’une partie à l’autre du film17. Bien que les dialogues des séquences suivantes varient davantage de la première partie à la seconde, certains échanges réapparaissent néanmoins mot pour mot. La scène au restaurant recèle un passage, assez important, où les mots échangés se répètent de manière quasi identique : on offre à l’autre de remplir son verre de soju (« Should I pour you some more? »), on trinque (« Let's drink.  Cheers! »), on félicite l’autre pour sa capacité à tolérer l’alcool (« Your drinking skills are no joke. »). En vertu de l’intérêt qu’il présente, nous nous bornerons à l’analyse de ce passage.

Dans cet extrait, Miss Yoon s’avoue impressionnée par la capacité du réalisateur à absorber une quantité importante de soju. Elle lui dit : « You drink really fast. Your drinking skills are no jokes. It’s the first time that I see someone drinking like this. » La réponse de Cheon-soo sera quasi-identique d’une séquence à l’autre : « Stop teasing me. It’s the first time for me too. With such a beautiful lady. » (1ère partie) ; « It’s the first time for me too. With such a beautiful lady. » (2e partie).  Ce sont presque les mêmes mots qui sont échangés dans les deux séquences, pourtant, face aux images, un sens différent surgit. Dans la première partie, la jeune femme les exprime en faisant mine de jouer un personnage, adoptant une attitude théâtrale typique de la séduction ; Cheon-soo, quant à lui déjà très ivre, entre dans son jeu, se présentant en grand romantique. Les personnages ont recours aux formules pour flatter l’autre, mais aussi pour masquer leur propre sensibilité.

Dans la deuxième partie du film, la jeune artiste semble cette fois sincèrement surprise lorsqu’elle affirme au réalisateur qu’il tient bien l’alcool, et inversement, les mots de ce dernier sonnent comme un aveu de culpabilité ; il reconnaît avoir un peu trop bu. Les mots se répètent, mais ne se ressemblent pas. Ces mots, pourtant identiques, pouvant apparaître comme des banalités que s’échangent deux êtres tentant de se séduire, prennent ici un sens et une profondeur supplémentaires : la répétition lexicale a pour effet d’instaurer une différence, révélant de surcroît la polysémie des dialogues. Le film, par sa structure symétrique, invite à observer comment cette variation de sens entraîne une évolution différente de la relation entre les personnages principaux.

Ce phénomène réapparaîtra au cours du film, par exemple lorsque Miss Yoon affirme : « To tell you the truth, I have no friend. Not even one ». Dans la première partie, cette phrase semble être un moyen d’attirer l’attention sur elle, alors que dans la deuxième, elle sonne plutôt comme un aveu, comme une confession. On remarquera également des échanges qui surviennent dans les deux parties du film, mais pas nécessairement dans les mêmes lieux/séquences. Par exemple dans la première partie, lors de la soirée entre amis (5e séquence), les copines de la jeune femme demandent au réalisateur s’il est vrai qu’il est un « coureur de jupons » (« Director, an acquaintance of mine told me that you’re quite skilled with women. Is it true that you’re a womanizer ? »). Alors que le réalisateur venait tout juste d’avouer son amour à Miss Yoon, il est immédiatement « mis à nu » par les amies de la jeune femme. Dans la seconde partie, ce seront les mêmes mots qui apparaîtront lors du repas de sushis : la jeune femme demande au réalisateur s’il n’est pas un Casanova, un « coureur de jupons » (« Are you sure you’re not saying this to all the women you meet ? You’re not a Casanova ? I heard that all film directors are womanizers »). Ce sera là l’occasion d’être sincère avec elle et de lui avouer qu’à regret, il s’est marié un peu trop tôt. L’honnêteté des personnages fait en sorte qu’ils se révèlent d’eux-mêmes et qu’ils évitent de voir leurs défauts être découverts par les autres. Le scandaleux, le sulfureux se transforme en confidence sincère et généreuse.

Ces répétitions de mots et de formules rappellent la dimension rituelle et protocolaire des échanges quotidiens : marques de politesse, invitations à trinquer, présentations, salutations. On se souviendra qu’Ozu avait déjà fait un film sur le sujet, Ohayo ([Bonjour !], 1959), où des enfants se moquent de ces mots, en apparence vide de sens — ou à l’inverse, au sens trop univoque ! —, que répètent les adultes. Alors que son père lui indique de se taire, Minoru fait l’inventaire de ces expressions qui fluidifient les relations interpersonnelles : « Salut ! Bonjour ! Bonsoir ! Il fait beau, non ? Oui, c’est vrai. […] Où allez-vous ? Là-bas. Ah bon ? Là-bas, c’est où ? Évidemment ! Tu parles d’une évidence ! ». Ce qui est singulier dans le film de Hong est la profondeur inattendue que révèlent ces mots du quotidien : les protagonistes répètent en partie les mêmes formules, mais celles-ci prennent un sens différent et transforment l’évolution des relations entre les personnages.

***

Nous nous demandions en introduction comment parvenir à ritualiser le quotidien sans pour autant se limiter à constater un ordre dans ce qui a pour propre de se répéter. Nous avons pu observer comment Hong ne se contente pas de représenter les rituels du quotidien, mais filme le quotidien de manière à ce qu’il fasse rituel (les mots et les gestes apparaissent réglés par un protocole rigoureux) : une simple sortie au bar devient un enchaînement précis de gestes répétés, une simple rencontre devient l’occasion de mots échangés en toute circonstance. En parsemant ainsi ses films d’une rigueur protocolaire qui peut paraître démesurée par rapport à la banalité des contenus abordés (amourettes et sorties dans les bars), Hong les pourvoit d’une dimension abstraite, musicale : la sortie au bar devient une danse parfaitement chorégraphiée et les échanges verbaux deviennent des sortes de refrains qui réapparaissent selon les lieux du film. Ces répétitions chez Hong ne renvoient à aucun symbole, mais elles peuvent tout de même performer l’idée même à laquelle renvoie le quotidien : c’est-à-dire « ce qui a pour propre de se reproduire chaque jour ». Ainsi, l’œuvre de Hong rappelle que si l’on observe ce qui fait rituel en omettant sa valeur symbolique, une certaine forme d’abstraction se révèle, invitant à apprécier les formes directement pour ce qu’elles sont.

Enfin, il peut être intéressant d’interroger les effets produits par cette ritualisation des gestes et des mots : a-t-elle pour conséquence de sacraliser le quotidien ? Partant du fait que la répétition d’une convention dans le rite vise à performer un geste symbolique, on pourrait se demander si la répétition chez Hong a le même effet. Dans The Day He Arrives, il semble que ce ne soit pas le cas : la promenade au bar, malgré son caractère protocolaire, ne s’avère être rien d’autre qu’une simple promenade au bar. Néanmoins, en conférant à ces gestes du quotidien une certaine aspiration symbolique qui achoppe toutefois sur un mouvement tautologique, le quotidien apparaît comme idiot : non pas au sens où il serait imbécile, mais dans le sens premier du mot, c’est-à-dire « singulier, sans reflet, sans double18 ». Ces protocoles donnent l’impression d’aller quelque part, d’indiquer un sens, mais se révèlent finalement insignifiants. Ils ne disent rien de plus que ce qui les constitue, et l’on constate que le sens était déjà là ; il s’agissait simplement de l’histoire d’« un homme qui va trois soirs au même endroit ».

Dans Right Now, Wrong Then, les mots ne prennent pas davantage un caractère sacré, toutefois c’est leur caractère « idiot », simple, banal qui est transformé par ce semblant de ritualisation. Ces mots du quotidien, ou encore ces lieux communs, en apparence superficiels, semblent à première vue avoir un sens évident, univoque. Pourtant, par le biais de la répétition, Hong parvient à leur conférer une profondeur insoupçonnée. S’étonner de la capacité qu’a une connaissance à enfiler les verres de soju peut signifier plus qu’un simple étonnement. Ou encore, confier à une femme qu’elle est magnifique et que l’on n’avait jamais connu un sentiment pareil peut varier de sens selon les gestes et les circonstances. Le sens des mots et des relations n’est pas déjà là ; il faut au contraire répéter (à la fois au sens premier du mot et dans son sens figuré – répéter un rôle) pour le trouver. Le jeu prend une dimension réflexive, les acteurs se voient en train de faire les mêmes gestes et de dire les mêmes mots que dans les journées précédentes de tournage ; dans ce cas précis, c’est alors le tournage même du film qui se transforme en rituel pour les acteurs.

Notes

  • 1

    Frédéric Keck, « Goffman, Durkheim et les rites de la vie quotidienne », Archives de Philosophie, vol. 75, n° 3, 2012, p. 476.

  • 2

    On peut noter les ouvrages d’Erving Goffman, notamment Les rites d’interaction, trad. Alain Kihm, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1974, p. 7. et Mise en scène de la vie quotidienne, trad. Alain Accardo, Paris, Éditions de Minut, coll. « Le sens commun », 1973.

  • 3

    Voir Goffman, 1974, p. 7.

  • 4

    À noter qu’on entend par « cinéma du quotidien » un cinéma dont l’objet central correspond directement au quotidien et à ses rites (c’est bien les scènes de repas, les rencontres entre collègue, les balades dans un parc, les relations familiales ou amicales qui sont au cœur du cinéma d’Ozu et de Rohmer). En périphérie de ce cinéma, on peut noter un cinéma qui fait tout de même place au quotidien sans pour autant en faire son objet principal. Le cinéma de la modernité, que ce soit au niveau des intrigues, des décors, ou encore de la temporalité a régulièrement fait place à la vie de tous les jours : les intrigues des films des nouvelles vagues européennes sont inspirées du quotidien de la jeunesse en plus d’être tournées dans des décors naturels ; Jim Jarmush, dans Stranger than paradise (1984), met au premier plan le sentiment d’ennui d’une bande de jeunes vivotant en marge de la société ; Chantal Akerman, dans Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1973), travaille la durée à partir de la routine quotidienne d’une femme au foyer ; dans la tradition néoréaliste, Abbas Kiarostami prend pour objet fictionnel des événements mineurs du quotidien (c’est parce qu’Ahmad a pris par erreur le cahier de devoir de son ami qu’il passerala soirée à chercher en vain la maison de celui-ci : Où est la maison de mon ami (1987)) ; ou encore, on remarquera la série de films d’Hou Hsiao-hsien consacrées à la Taiwan des années 1990et 2000, le cinéaste s’intéressant tantôt à l’intimité du couple (Millenium Mambo, 2001), tantôt aux relations sociales du groupe (Good bye South, Good Bye, 1996). Il s’agit évidemment d’un portrait non exhaustif de ce cinéma qui fait une place importante au quotidien.

  • 5

    Au sens où on raconte souvent les mêmes histoires ; on fait réapparaitre le même type de personnages.

  • 6

    Arbie Orenstein (dir.), Maurice Ravel. Lettres, écrits, entretiens, Paris: Flammarion, 1989, p. 25.

  • 7

    Giorgio Agamben, Image et mémoire, France, Hoëbeke, 1998, p. 70.

  • 8

    Si un scénario extrêmement mince suffit à Hong Sangsoo pour se lancer dans le tournage d’un film, les dialogues, respectés avec précision par les acteurs, sont rédigés au cours même du tournage. Pour plus de détails, voir le dossier dirigé par Stéphane Delorme, « Événement : Hong Sang-soo », Cahiers du cinéma, n° 682, octobre 2012, p. 6-37.

  • 9

    Varie selon les langues : il est plutôt nommé « Novel » dans la version anglaise des sous-titres.

  • 10

    Il est à noter que les moments significatifs d’un rite performent toujours quelque chose. Par exemple, dans le cas du mariage, le fait de dire « oui, je le veux » et de passer la bague au doigt acte le mariage entre deux êtres. C’est bien le respect des conventions liées à la cérémonie qui assure les effets de celle-ci.

  • 11

    On reprend ici une idée développée précédemment dans le cadre d’un mémoire de maîtrise. Pour plus de détails voir L’idiotie du réel: de Clément Rosset à Hong Sangsoo, Montréal, Université de Montréal, 2013, p. 49-53.

  • 12

    Définition du Trésor de la langue française informatisé, publié en ligne par le Centre national de ressources textuelles et lexicales,http://www.cnrtl.fr/definition/quotidien (consultation le 1er novembre 2018)

  • 13

    Par ailleurs, il est important de souligner que — ne maîtrisant pas la langue originale du film — nous nous pencherons sur des dialogues traduits du coréen à l’anglais, par conséquent, il est possible de rater certaines nuances que la traduction n’arrive pas à rendre de manière suffisamment précise.

  • 14

    Isabelle Huppert évoque elle-même ces nombreuses prises qui caractérisent le travail du cinéaste : « Il tourne vraiment très vite tout en faisant beaucoup de prises », « Hier, j’ai un peu craqué à cause de cette scène qu’on a répétée et jouée pendant je ne sais combien de prises ». Voir « En terre étrangère », Les Cahiers du cinéma, n° 682, octobre 2012, p. 34.

  • 15

    Pour éviter toute confusion, on soulignera que la seconde partie du film d’Hong Sangsoo (Right Now, Wrong Then) porte le même titre que le film.

  • 16

    À ce propos, voir l’entretien accordé par Hong Sangsoo à Nicholas Elliott, « Hong Sang-soo, ou l'art de la comparaison », Cahiers du cinéma, n° 725, septembre 2016, p. 67.

  • 17

    D’après nos calculs, la première scène de la première partie du film recoupe mot pour mot 83% des échanges de la première scène de la deuxième partie du film, et inversement, la première scène de la deuxième partie du film recoupe mot pour mot 71% des échanges de la première scène de la première partie du film.

  • 18

    Clément Rosset, Le réel. Traité de l'idiotie, Critique, Paris, Éditions de Minuit, 1977, p. 7.

Christine Albert
Université de Montréal

Christine Albert est une étudiante au doctorat en études cinématographiques à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur le romanesque et le théâtral au cinéma, en se concentrant sur la surprise, ses modalités d’apparition et ses effets.