Cet article a un caractère périlleux. Il fait appel à une œuvre qu’il est à peu près impossible de décrire, et dont l’efficace ne s’éprouve que dans la durée, exténuante pour certains, de son écoulement, de son propre épuisement. Pour qu’elle puisse apparaître au lecteur, au fil des mots, il faudrait au fond que ce texte s’étire en boucle, en une spirale infinie, en faisant dériver lentement les diverses séries de processus de disparition qui sont au cœur de cet objet. Cet article est donc à concevoir comme la version abrégée – mieux, une desquamation – d’une très hypothétique conférence-performance fleuve. Mais il doit être, précisément en raison de cette défaillance des mots, avant tout, une invitation à faire l’expérience de cette œuvre dans sa durée propre et essentielle (en accompagnant la lecture de ce texte peut-être).
Parcours
Les Disintegration Loops de William Basinski constituent une œuvre étonnante et finalement relativement peu connue – malgré sa résonnance immédiate dans un certain milieu de la musique expérimentale. Elle se trouve à l’intersection de plusieurs champs d’intérêts que je rumine depuis plusieurs années et auxquels je me trouve périodiquement à nouveau confronté, comme au retour du refoulé. Parmi ceux-ci, je mentionne la question des ruines et l’attrait qu’elles exercent sur nous (Habib 2011) ; l’intermédialité et la relation qui peut exister entre la disparition, ou l’obsolescence technique et des modes spécifiques d’expérience du temps qu’elles invitent. Aussi, la question des archives, la dynamique singulière entre conservation et destruction ou disparition (Habib 2014), entre des questions de matérialité et de mémoire, aiguisé avec l’enjeu de la migration des supports à l’ère du numérique – à la fois ce qui disparaît ou paraît apparaître en passant d’un médium à un autre (Habib 2017).
J’ai aussi développé dans mes recherches – dans la même constellation d’idées – un intérêt pour des formes variées de cinéma expérimental dont certaines œuvres consistent à préserver ou à montrer ce qui est « en train de disparaître » ou qui a entre-temps disparu, particulièrement dans cet âge de transition entre l’optique-analogique et le numérique et dont plusieurs de ses œuvres sont un symptôme. Le vieil adage godardien, énoncé dans son film Éloge de l’amour (2001), demeure pour moi le fil rouge qui lie entre eux les différentes pistes de recherche qui m’interpellent depuis des années : « c’est quand les choses disparaissent qu’elles prennent en sens ».
On pourrait bien entendu mentionner le cas, bien connu, de Bill Morrison, cinéaste new-yorkais qui, dans nombre de ses films (Decasia (2001), Light is Calling (2004) Beyond Zero (2014)) récupère et remonte des bandes de pellicule nitrate ou acétate décomposées en les « préservant » sur pellicule 35mm ou encore sur des fichiers numériques. Ou encore, le cas de Karl Lemieux qui brûle en direct, en les exposant à la lumière des projecteurs, des boucles de pellicule 16mm au cours de performances avec des musiciens issus de la scène de musique expérimentale, ou en les refilmant « numériquement » (Western Sunburn, 2008 ; Halo Getters, 2014). Il était donc naturel que je croise à un moment donné de mon parcours l’œuvre musicale de William Basinski et, en particulier, ce que d’aucuns auront appelé le premier chef-d’œuvre musical du XXIe siècle, ce monument paradoxal, que sont les Disintegration Loops, parues en 2002 et 2003.
William Basinski : un mot sur l’artiste
William Basinski est né en 1958, au Texas, où il étudie la musique (la clarinette). Il vit un moment à San Francisco, puis il s’établit à Brooklyn en 1980 avec son partenaire, le peintre et vidéaste James Elaine, qui produit du visuel pour ses performances. Ils créent au milieu des années 1980 une sorte de haut lieu, connu d’un certain happy few brooklynois, nommé Arcadia qui est un équivalent encore plus souterrain du Kitchen ou du Stone. Basinski y réalise ses premières performances avec divers groupes et performeurs (Diamanda Galas, Antony and the Johnsons) et donne à entendre ses premières boucles musicales qui jouent, des heures durant, dans ce loft de Williamsburg.
La musique de Basinski est inspirée, pour le dire brièvement, par la musique de John Cage et notamment par son idée des « chance operations ». On voit la continuité de cette pratique se manifester, chez Basinski, par l’utilisation de pianos « préparés ». Il s’inspire également de divers compositeurs minimalistes, en particulier de Steve Reich et de ses boucles sur bande magnétique, ainsi que de son principe de répétition sérielle. Music for 18 musicians est une de ses grandes sources d’inspiration. Il est également influencé par la musique de Brian Eno et par sa mélancolique, discrète et subtile Music for Airports de 1978, qu’il découvre en arrivant à New York.
L’art particulier de Basinski, à l’époque et encore aujourd’hui, consiste à réaliser sur bande magnétique ¼ de pouce ou, depuis le tout début des années 2000, sur disque, des courtes boucles musicales de quelques secondes – secondes qui s’étirent en performance pendant 20 minutes, 45 minutes, une heure. Les sons sont souvent trouvés, plus rarement composés. La source de l’enregistrement peut être une chaîne de radio de basse fréquence, grésillante, diffusant de la Muzak – un substitut au Prozac selon Basinski – le son du compresseur de son réfrigérateur, des bruits de la ville, de la musique d’ascenseur, une gamme de sons qui, réenregistrés, ralentis, légèrement modifiés et superposés avec une autre bande qui lui sert de contre-point, composent des sortes d’élégies discrètes, fantomatiques, comme un mantra répétitif, résonnant à travers les échos, ponctué parfois de très légères variations modulées en direct, à chaque répétition, plongeant le spectateur ou l’auditeur dans une sorte de stupeur ou de torpeur amniotique assez délicieuse.
La découverte des Disintegration Loops
Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que Basinski – après des années de performances et de création discrète – sort, dans la confidentialité la plus totale, ses premiers disques : ShortWave Music, paru sur l’étiquette allemande Raster-Noton en 1997, et Water Music, auto-produit et diffusé en 2000. Et puis arrive l’été 2001. Au mois d’août et septembre 2001, Basinski redécouvre, dans un coin abandonné de son loft, une série de boîtes en plastique contenant des boucles de bandes magnétiques qu’il a réalisées en 1982, et dont il a complètement oublié l’existence. Connaissant la fragilité de ces bandes, il décide de les transférer sur un CD à des fins d’archives et de conservation. Il enfile la première boucle dans le lecteur, l’écoute et trouve la mélodie étonnante. Il y découvre une grande pastorale américaine, très cinématographique, triste, un peu sinistre. Il lance un contre-point musical sur son synthétiseur, démarre le graveur numérique, va se chercher un café et revient après 15 minutes. À son retour, il décrit ainsi ce qu’il voit et entend :
To my schock and suprise, I soon realized that the tape loop itself was disintegrating: as it played round and round, the iron oxide particles were gradually turning to dust and dropping into the tape machine, leaving bare plastic spots on the tape, and silence in these corresponding sections of the new recording. […] The music was dying. I was recording the death of this sweeping melody. It was very emotional for me, and mystical as well. Tied up in these melodies were my youth, my paradise lost, the American Pastoral Landscape, all dying gently, gracefully beautifully. Life and Death were being recorded here as a whole: death as simply a part of life; a cosmic change, a transformation. When the disintegration was complete, the body was simply a little strip of clear plastic with a few clinging chords, the music had turned to dust and was scattered along the tape path in little piles and clumps. Yet the essence and memory of life and death of this music had been saved: recorded to a new media, remembered (Basinski 2012, n.p.).
Et il procède ainsi, pendant plusieurs jours, à « transférer » ses bandes et à assister, chaque fois de manière passive, en accueillant le hasard, à ce processus de décomposition, à cette lente disparition de sa musique, mais aussi à l’apparition – avec tout ce que le mot « apparition » évoque de double sens fantomatique et spectral – d’une nouvelle œuvre dont il ne mesurait pas encore peut-être l’importance. Les Disintegration Loops, qui découlent de cette étrange expérimentation de désintégration magnétique, composeront au final neuf morceaux variant de dix minutes à plus d’une heure, réalisées à partir de six boucles musicales différente. La première boucle de musique subira trois itérations/désintégration (dl 1.1 (1h03’35’’), dl 1.2 (21’43’’), dl 1.3 (11’57’’)) et la seconde, deux (dl 2.1 (10’50’’), dl 2.2 (32’40’’). On aura sans doute compris – ne fût-ce que par la durée très variable des pièces – que la désintégration de chacune des boucles produit à chaque fois une nouvelle forme, une autre pièce. Parfois, le son de la désintégration (sous forme d’un crépitement, d’un écrasement, d’une distorsion sonore), apparaît très tôt, parfois très tard dans la piste, parfois de façon très agressive et corrodée, par exemple dans la boucle 4 (dl 4.1, 20’), parfois de façon beaucoup plus lente et subtile, notamment dans la magistrale dl 1.1, dont la décomposition s’étire sur plus d’une heure. Parfois, vers la fin de la pièce, il ne reste presque plus rien ; parfois le grignotage vient à peine d’être entamé. Écouter cette musique, c’est assister à notre tour à ce lent processus de disparition : on nous demande d’être à l’écoute de ce qui disparaît et d’assister à l’apparition du silence – l’effondrement de l’armature de la boucle, les attaques des notes, les hautes, les cuivres, la netteté des cordes –, et bien sûr, à chaque couche qui disparaît, autre chose apparaît, dans le jeu dialectique des répétitions et des différences. C’est un jeu, on l’aura compris, qui capitalise sur la mémoire et l’oubli, sur notre capacité à retenir un son qui doit en même temps disparaître pour qu’un autre son puisse être entendu. Il y a aussi une sorte de structure traumatique à ce retour d’un son et une mélancolie liée à ce dernier qui, chaque fois, devient différent, dépérit, et ne peut être retenu.
Le principe structurel de la boucle, que ce soit en musique ou dans le domaine du film, y compris dans un jeu de progression-dégradation, est au cœur de nombreuses œuvres de cinéma structurel ou de musique expérimentale des années 1960-1970. Les œuvres pionnières de Steve Reich, Come out (1966) ou It’s Gonna Rain (1967), ou encore, dans le domaine du cinéma, des œuvres clées comme Variations on a Cellophane Wrapper (David Rimmer, 1972), Print Generation (J.J. Murphy, 1974) ou encore Politics of Perception (Kirk Tougas, 1973) s’appuient sur ce processus. De plus, toute une famille d’artistes contemporains remarquables utilise des boucles musicales. Parmi ceux-ci, on pourrait mentionner The Caretaker (alias Leyland Kirby) qui réemploie des vieux enregistrements sur vinyle des Winterreise de Schubert, dans un disque hommage à Sebald, Patience (After Sebald) (2012), en les ralentissant et en jouant sur toute la mystique des parasites sonores, des échos, comme une musique qui disparaissait dans des crevasses de la mémoire (Richardson 2012a). Il existe aussi toute une branche de musique minimaliste lo-fi (ou basse définition) usant de vieux appareils analogiques un peu obsolètes, dans laquelle se retrouvent Philip Jeck, Tim Hecker, ou Christian Fennesz, et qui exploite certains des mêmes paramètres musicaux, sans parler de la musique ou du cinéma qui exploite la question du glitch ou de l’accident. Le projet musical de Basinski, malgré son caractère pionnier et absolument singulier, a donc, pour le dire brièvement, des affinités avec un courant très riche et varié qui s’exprime en musique contemporaine.
Les Loops et le 11 septembre
Force est de croire que les Disintegration Loops de Basinski auraient pu, auraient même dû être reçues avec le même succès d’estime, sans-doute aussi confidentiel, que ses œuvres précédentes, circulant auprès d’un petit cercle d’admirateurs éclairés. Or, un hasard, encore, a fait que cette œuvre, cette élégie ou cette ode à la disparition allait sortir de son « Arcadie » et trouver un agencement historique tout à fait inouï, et qui, en partie, semble relever de la légende ou d’une vaste imposture artistique. En tout cas, elle fit la fortune de son auteur.
Basinski explique dans d’innombrables entrevues – et j’imagine qu’il faut le croire sur parole – qu’il compléta le transfert/recomposition-décomposition de ses Disintegration Loops le 10 septembre 2001, dans son loft de Brooklyn, à moins d’un kilomètre nautique des tours jumelles. Le 11 septembre, il avait une entrevue pour un emploi à New York dont l’organisation avait ses bureaux dans le World Trade Center. Plutôt que d’aller à son rendez-vous, il assista à l’incendie et à l’écroulement des tours, du haut de son édifice à Brooklyn, avec ses voisins et des amis. À un moment, il raconte qu’il décida de monter un haut-parleur et de faire jouer les Disintegration Loops. À la fin de la journée, une amie monta une petite caméra DV numérique amateure et Basinski installa la caméra sur un trépied afin de filmer la fumée qui s’élevait et la nuit qui tombait. Le lendemain, quand il revit la vidéo, il fit jouer la boucle dl 1.1. et réalisa qu’il s’agissait d’une parfaite élégie : quelque chose collait. Au courant de l’année 2002 et 2003, il sortit ainsi coup sur coup, sur sa propre étiquette, 2062, et en se produisant lui-même, quatre CD comprenant les 9 morceaux et un DVD (qui accompagnait le premier CD) contenant la vidéo d’une heure, le passage du jour à la nuit, avec, sur les pochettes, 4 captures d’écran reprises de cette vidéo, passant du crépuscule à la noirceur.
L’œuvre, bien que lancée sur l’étiquette personnelle de Basinski, fut néanmoins assez rapidement encensée par le milieu musical d’avant-garde, des critiques connus, des revues réputées comme Pitchfork (Tangari 2004 ; Richardson 2012b) et surtout The Wire (Keenan 2002, 61) qui très tôt reconnurent l’impact et l’importance de l’œuvre, en firent l’éloge. Elle va peu à peu devenir à la fois une pièce musicale admirée pour ses vertus esthétiques et en même temps, indissociable de sa qualité de monument involontaire – bien que volontairement construit – pour les victimes du 11 septembre 2001 à qui le CD est dédié. À titre d’exemple, quelques années plus tard, le fils de Michael Shulan, directeur artistique du Musée du Mémorial du 11 septembre, lui présente l’œuvre de Basinski et aussitôt, ce dernier décide de l’inclure dans le mémorial : il acquiert la vidéo et elle fait aujourd’hui partie du musée du mémorial. Dans l’imposant livre qui accompagne la réédition de l’œuvre en 2012, et sur laquelle je reviendrai, Michael Shulan écrit :
9/11 was a shattering day, and a shattering experience, but the way people reacted to it was uplifting and life-affirming. All of this is present in The Disintegration Loops. It is there in the terrible beauty of the smoke and dust-filled sky over Ground Zero as the sun slowly sets and the frame slowly darkens, and in the music, which simultaneously consoles and unsettles as it slowly degrades (Shulan, dans Basinski, 2012, n.p.).
Dans la foulée de cette intronisation des Disintegration Loops dans le patrimoine des œuvres commémorant le 11 septembre 2001, il faut également souligner la date du 11 septembre 2011, lorsqu’un concert commémoratif est donné devant le Temple de Dendur au Metropolitan Museum de New York. Ce modeste temple dédié à Isis, vieux de plus de 2000 ans, est offert par le gouvernement égyptien aux Américains en 1965, pour les remercier de leur soutien dans la restauration du patrimoine artistique égyptien. Le Metropolitain Museum a d’ailleurs construit, en 1978, la somptueuse Sackler Wing, toute en verre, pour l’exposer convenablement. La salle, qui contient également un imposant bassin d’eau dans lequel le temple se mire, est un lieu souvent utilisé pour des concerts de musique. Dans ce décor un peu surréel, dont la verrière latérale donne à voir la riche forêt d’arbres de Central Park, aux côtés d’œuvres de Shnittke, Marshall et Golijov, le point culminant du concert est une transcription pour orchestre, réalisée par Maxim Moston, de la boucle dl 1.1. En version orchestrale, interprétée cette journée-là par le Worldless Music Orchestra, la pièce s’étire sur 42 min.
En 2012, l’étiquette brooklynoise Temporary Residence fait paraître un coffret massif tiré à 2000 exemplaires et comprenant 9 disques vinyles, 5 CD, un DVD ainsi qu’un livret de 144 pages. Parmi les œuvres, on retrouve les 9 Loops ainsi que deux versions « live » pour orchestre. Une des singularités – on pourrait dire des contradictions, qui participe de l’anachronisme de toute cette entreprise – de la remédiation sur disque vinyle des « loops » est que les pièces, souvent longues, ont dû être découpées sur les deux faces du disque, ce qui fait perdre cette impression de durée consécutive que le numérique conserve (comme un plan séquence de deux heures tourné en numérique qui doit être découpé en bobines de pellicule pour être projeté). Et ce n’est pas moins paradoxal ni anachronique de penser à la retranscription orchestrale qui est à la fois une sorte de retour restaurateur, à la toute première origine des œuvres, à savoir la source de cette musique, vaguement orchestrale, un retour à la pastorale américaine (!) qui, en même temps, vient célébrer, musicaliser ou plutôt, à la lettre, « instrumentaliser » l’accident technologique.
Éléments de réflexions
Ce très long préambule, qui aura accaparé la quasi-totalité de ce texte, m’a semblé nécessaire pour bien saisir la trajectoire étonnante de cette œuvre, la place qu’elle occupe dans la discographie de Basinski, mais aussi les multiples déclinaisons, remédiations, tant techniques qu’imaginaires, dont elle témoigne. Elle m’amène à cantonner, en une série de notes bien trop brèves des éléments de réflexion que le travail de cet artiste, cette œuvre en particulier et sa pérégrination singulière, me suggère, en différant à un proche avenir le moment de pouvoir lui donner l’espace que ces analyses exigeraient.
Parmi les éléments qu’il semble important de noter, il y a, tout d’abord, ce paradoxe d’un artiste-musicien qui naît publiquement, en somme, qui sort de l’invisibilité grâce à la conjonction d’une double disparition : disparition de sa musique et disparition des tours jumelles qui toutes deux ont revêtu, immédiatement, un caractère éminemment allégorique. La défaillance technique et la fragilité du support magnétique qui se révèlent au cours de ce transfert, s’apparente pour Basinski – comme pour nombre de gens qui ont discuté et ont analysé son parcours – au deuil de sa jeunesse, d’une époque de sa vie, c’est la parfaite allégorie de la mort et de la renaissance ; la disparition des tours jumelles du panorama new yorkais a aussi été comprise comme la fin de l’âge de l’innocence, le passage dans un nouveau siècle, une fin du monde ouvrant un autre règne. Et on voit, selon ses propres mots, comme le principe de la boucle et de la désintégration parvient à désigner, par métaphore, le processus violent dans lequel la destruction des tours a plongé l’Amérique, tout en faisant ressurgir l’imminence, toujours refoulée, de la fin du monde qui soudain se trouve là :
This was the “end of the world” we knew was coming sooner or later, but had forgotten about… put in the back of our minds. In the next days and weeks, I watched as my friends and I disintegrated in our own personal loops of fear and terror… each one happening on its own terms, in its own language, at its own pace. A nightmare cascading out of control. A wake-up call no one wanted to answer. People’s hearts had been shattered and what cascaded down immediately was the selfishness, the arrogance, the ugliness. What remained was the heartfelt compassion, kindness, and love for each other which makes us human. An end of an era… a new beginning (Basinski 2012, n.p.).
Il y a donc une parfaite analogie, sur plusieurs plans, entre les Loops et le 11 septembre.
La grandeur des Loops est précisément dans les formes magistrales, épiques, de leur propre disparition. Comme l’écrivait Baudrillard, « par la grâce du terrorisme, les tours jumelles sont devenues le plus bel édifice du monde […] ils étaient un symbole de l’omnipotence, elles sont devenues, par leur absence, un symbole de la possible disparition de cette omnipotence » (Baudrillard 2002, 52, ma traduction). On peut supposer qu’il y a, par association, un même effet d’apparition-disparition qui fait la singularité et la grandeur de cette œuvre musicale.
Cette musique participe aussi à ce que de nombreux chercheurs ont commencé à appeler une esthétique de la précarité (ou precarious aesthetic), qui incarne au mieux le fil ténu, fragile de nos vies et de nos mémoires – quelque chose de la « vie précaire » dont nous parle Butler (2006), notamment à partir de son analyse saisissante de l’impact du 11 septembre. Cette esthétique de la précarité qui incarne l’insécurité et l’absence de repères et de certitudes de l’époque contemporaine, qui se caractérise par un brouillage des temporalités et par l’essor, sous son versant mélancolique plutôt que kitsch, du vintage, trouve plusieurs incarnations. On peut par exemple y ranger une gamme de musique, lo-fi, élégiaque, nostalgique, ténue, fragile, parue durant la première décennie du XXIe siècle, et dans laquelle il faut aussi inclure le « glitch music » qui célèbre l’accident numérique. Cette écologie de pratiques et de sons serait d’ailleurs parfaitement caractéristique de la musique post-11 septembre, comme en témoigne l’ouvrage décisif sur la question The Politics of Post-9/11 Music: Sound, Trauma, and the Music Industry in the time of terror (Flota et Fisher 2011). Ces musiques – et nombre de films d’avant-garde auxquels j’ai fait référence plus tôt – évoquent cette infinie fragilité de nos vies à travers des bruits, de la poussière sur les bandes, du grincement de l’aiguille sur les rayures d’un vieux vinyle, un écho, un vrombissement, un effondrement sonore, qui fait que les sons nous parviennent déjà d’un lointain, comme déjà disparus : en fait, saturés de disparition.
J’ai souvenir, en repensant à tout ceci, à la formule de Marc Augé (2003) selon laquelle notre époque ne produira plus de ruines, qu’elle n’en a plus le temps puisqu’on ne laisse pas aux choses le temps de lentement s’écrouler (les décombres de la destruction fulgurante, c’est autre chose). Et il y a sans doute lieu de se demander si toutes ces productions artistiques ne sont pas une réponse ou un symptôme de ce phénomène. Basinski veut nous donner du temps, de la durée, et il cherche à nous faire méditer depuis cette contraction, ou cette scission si particulière du temps, où un passé est retenu et un avenir se projette, constamment, infiniment : c’est depuis cette contraction du temps disjoint qu’il nous demande d’assister à la disparition des choses et, au final, un peu de nous-mêmes. Cette disposition esthétique du spectateur et le type de rêverie auquel elle nous invite, est, sur bien des points, même s’il n’y a pas lieu de s’y attarder, conforme à l’expérience esthétique des ruines telle que la décrit la littérature, de Diderot à Chateaubriand.
Par déplacement, par un infini processus de métaphorisation ou d’allégorisation, les Disintegration Loops, dans leur réception, ont substitué à la peur, à la violence et au trauma devant la catastrophe qu’a représenté le 11 septembre pour bien des Américains, ou des New Yorkais certainement, un peu de ce silence introspectif, de cette mélancolie consolatrice des ruines. Ce processus d’allégorisation et de déplacement ne fait-il pas aussi penser aux gravures étonnantes de l’atelier de Philippe Le Bas au XVIIIe siècle, suite au tremblement de terre de Lisbonne, qui proposait un recueil des « Plus Belles Ruines de Lisbonne » pourtant antinomiques en soi au patient lacis du temps qui faisait le délice du XVIIIe siècle, Le Bas venant même jusqu’à rajouter du lierre et de la mousse sur ses ruines pourtant « neuves ». Comme si Basinski venait, à son tour, remplacer le choc, la césure traumatique de l’évènement catastrophique, par une autre écriture du désastre, consolante, une lente, progressive et élégiaque disparition : comme s’il offrait une hospitalité à ce temps nécessaire pour encaisser le coup, faire le deuil. Et en effet, nombre de critiques parleront de la valeur curative, thérapeutique de cette musique. Antony, le chanteur, parle d’une « useful music » (Antony dans Basinski, 2012, n.p.).
Ce n’est donc peut-être pas un hasard si l’œuvre suit ce long chemin, de la bande magnétique au CD, pour finir (après un passage par le vinyle) retranscrite pour un orchestre s’offrant en spectacle, au profit d’une ultime remédiation totalement anachronique – devant un temple égyptien en ruine vieux de 2,000 ans, un peu apatride, dans cette froide galerie du MET. C’est en tout cas une œuvre qui – sous toutes ses déclinaisons et incarnations – pour conclure sans en finir, nous permet de mesurer l’ampleur, pour ne pas dire l’abîme de ces paradoxes, fascinants et insolubles, de la patrimonialisation et de la commémoration entourant le 11 septembre, ainsi que des formes particulières du monument à l’âge des médias, de la précarité et de l’obsolescence technologique.