Qu’est-ce que la disparition ? Qu’implique-t-elle en tant que figure de pensée et en tant que motif dans l’art et la littérature ? Cet article pose l’hypothèse que la disparition comporte, malgré l’apparence paradoxale que cela revêt, une valeur productive indissociable des valeurs négatives d’absence, de retrait ou d’effacement auxquelles elle est plus généralement rattachée. L’analyse d’Un cabinet d’amateur de Georges Perec, élaborée à partir d’une posture intermédiale, exposera l’idée selon laquelle la disparition est à la fois productrice et révélatrice d’agencements (intermédiaux, de surcroît) ainsi que lieu de problématisation de la logique de la référence. Il sera effectivement question de trois renversements référentiels que subit le tableau peint éponyme d’Un cabinet d’amateur, dont les modalités du disparaître touchent la matière, la position spatio-temporelle et l’inscription dans le récit.
Mais encore faut-il préciser le sens de « disparition ». Cette notion fait effectivement partie de celles, nombreuses, dont le sens semble a priori aisément préhensible, mais qui posent substantiellement problème quand on tente d’en cerner les contours. Dans cet article, le terme en lui-même sera donc discuté en détail avant que ne soient explicitées les différentes modalités de la disparition d’un tableau peint dans Un cabinet d’amateur. En filigrane se tisseront des nœuds conflictuels entre la disparition et les théories de la représentation, aux sens linguistique et philosophique du terme, notamment.
Autour de la disparition : de l’être, du paraître et de l’existence
La question de l’existence, au sens fort du terme, est l’une des premières qui posent problème lorsque l’on traite de l’idée de disparition. Un objet disparu existe-t-il encore ? Évidemment, si notre trousseau de clés « disparaît », on n’oserait dire que le trousseau « n’existe plus ». Il est simplement égaré, ailleurs, hors de notre champ de vision, mais on ne saurait remettre son existence en question. Toutefois, pendant que l’on cherche ledit trousseau de clés, un doute peut se former : l’aurions-nous oublié sur le banc du parc, lorsque des nuages se faisant menaçants nous ont fait courir à l’abri ? Le fait de retrouver le trousseau dans les poches de notre imperméable viendra promptement faire disparaître ce doute. Le doute sera-t-il alors ailleurs ? Bien sûr que non : en tant qu’abstraction, il n’existera tout simplement plus. Entre-temps, les nuages tantôt menaçants auront peut-être disparu, eux aussi. Seront-ils alors dans un autre lieu ? Auront-ils cessé d’exister ? Se seront-ils plus vraisemblablement transformés, leur forme vaporeuse ayant disparu au profit de la forme éminemment liquide de la pluie ?
Ces péripéties autour du trousseau de clés convoquent différentes façons de comprendre la notion de disparition. L’une correspond au premier sens du terme, soit celui qui est en usage dès les premières (quoique rares) utilisations du mot en français vers le XVIe siècle : il s’agit du fait de n’être plus visible, de ne plus paraître. C’est en ce sens que le trousseau, n’étant plus pour nous visible, aura disparu. Toutefois, d’autres définitions de « disparition » s’ajoutent jusqu’au milieu du XIXe siècle et c’est ainsi que l’on retrouve, lorsque les sens du terme acquièrent une relative stabilité, la « dissipation d’une chose abstraite ». Voilà comment peut être pensée la disparition d’un doute, d’une envie, d’un climat social, d’une valeur, sans que la visibilité ne fasse office de critère déterminant. Si notre doute disparaît, cela ne signifie pas qu’il n’est plus visible, puisqu’il ne l’a jamais été en premier lieu. C’est plutôt qu’il a cessé d’exister dans notre esprit. Finalement, les nuages ont disparu dans la mesure où ils ont cessé d’être présents, convoquant en cela un troisième sens de « disparition ». Contrairement au doute, les nuages ne correspondent pas à proprement parler à une entité abstraite qui n’aurait d’existence que conceptuelle. Toutefois, à la différence du trousseau de clés, leur permanence n’est pas davantage assurée : peut-être le vent les a-t-il déplacés, peut-être la montée du mercure a-t-elle permis l’évaporation des gouttelettes, peut-être au contraire se sont-ils dissipés à mesure que des gouttes devenues lourdes en sont tombées. Ils ne se trouvent plus dans le lieu où ils se sont d’abord manifestés, mais qu’en est-il du statut de leur existence ?
Ces différentes valeurs sémantiques n’ont pas coexisté dès les premières occurrences du mot en langue française. L’addition des modalités de l’existence à celles du paraître semble avoir été tributaire, dans l’histoire du mot « disparition » (et de ceux de même famille), de l’inclusion relativement tardive et graduelle du régime de la présence dans les définitions. On rencontre d’abord le sens par extension « cesser d’être présent » dans la définition de « disparaître » vers la fin du XVIIe siècle, ceci étant ce qui aurait mené par euphémisme – selon le Dictionnaire historique (2012) – à « cesser d’exister » dans le sens, notamment, de mourir. Les définitions de « disparition » suivent la trajectoire de celles de « disparaître », accusant toutefois un retard qui s’étend parfois à plus d’un siècle. En effet, dans la langue française, le régime de l’existence ne s’ajoute aux valeurs de « disparition » qu’au milieu du XIXe siècle.
Dans la conjonction de ses définitions, on peut remarquer que la disparition, telle qu’elle est conçue dans le monde occidental, convoque des schèmes appartenant à la perspective phénoménologique. Comme le fait remarquer Nicolas Zufferey, « [é]tymologiquement, notre mot "disparaître" renvoie à la phénoménologie :"disparaît" ce qui est privé (dis-) de paraître, et donc n’apparaît plus » (2007, 55). Dans ces derniers mots, l’idée de la privation introduit une nuance capitale : elle permet de distinguer la disparition de l’inapparent, notions qui ne sauraient se confondre. En effet, contrairement à la valeur exclusive du préfixe in- tel qu’il apparaît dans « inapparent », dis- dénote plutôt la séparation, la différence. Ainsi le disparaître ne se pose-t-il pas comme négation de l’apparaître : il s’en dissocie, et ce, dans un rapport problématique qui tend vers la conflictualité. La disparition n’est donc pas à proprement parler l’objet d’une « phénoménologie de l’inapparent » (Heidegger 1976) à laquelle correspond « un voir de ce qui par essence ne se montre pas » (Dastur 2004, 72). Il s’agit plutôt, comme le suggère Zufferey, d’une privation de paraître non pas de ce qui n’apparaît pas, mais de ce qui n’apparaît plus, impliquant ainsi l’idée – qui reste toutefois à définir – d’un heurt dans une trajectoire donnée. Pour George Varsos et Valeria Wagner, qui se sont penchés sur le problème du disparaître dans une perspective intermédiale, la disparition pose même substantiellement problème à l’entreprise phénoménologique :
Le renversement opéré par rapport à la perspective usuelle de la quête phénoménologique n’est d’ailleurs pas sans importance : face à une disparition, ne serait-ce que celle dans un jeu de prestidigitation ou d’un tour d’illusionnisme, on n’interroge pas le phénomène, mais son effacement et absence, tout en postulant la persistance éventuelle de la chose qui aurait disparu. De surcroît, on interroge de telles absences en des termes qui confinent aux impasses de la métaphysique et problématisent les outils conventionnels d’observation concrète, de connaissance positive et de communication discursive. L’idée et l’évènement de la disparition mettent ainsi en relief la tournure aporétique qui marque toute problématique concernant les relations entre être et paraître (2007, 12).
Il se trouve, dans cette dernière citation de Varsos et Wagner, une proposition dont la primordialité est égale à l’ambiguïté : si les auteurs semblent de prime abord suggérer que la disparition suppose effectivement la persistance de l’objet disparu, cette persistance est toutefois qualifiée d’éventuelle – donc d’incertaine. Comment (et à quoi bon) postuler l’incertain ? Ce passage admet l’interprétation selon laquelle les auteurs ne font pas ici référence à la persistance de l’être de la chose disparue, mais à la persistance de l’état dans lequel cette chose (ou cette personne) avait la possibilité de se manifester au moment de sa disparition. Il s’agit donc moins de savoir si l’objet dans son essence existe encore que de prendre conscience qu’il s’est, par sa disparition, déréférentialisé. C’est-à-dire qu’il y a alors disjonction entre le nom et ce vers quoi il devrait pointer, son référent, dont l’état est devenu incertain. Voilà qui pose moins le problème du réel que celui de l’expérience possible, ce que Varsos et Wagner illustrent à partir de la figure de l’observateur :
Pour ce qui est de l’observateur, ces modes d’existence sont toujours marqués, de manière plus ou moins aiguë et problématique, par le registre de l’incertitude — du possible, de l’éventuel, du probable. C’est ainsi que la disparition affecte toute forme de constitution et de transmission de connaissance, d’évaluation ou de critique et de mémoire de ce qui a ou qui aura eu lieu, en modifiant la matière même de ce dont il s’agit, devenue en quelque sorte informe, sans résolution, crucialement ouverte sur le temps et l’espace (2007, 13).
L’éventualité concerne donc l’état de l’objet, allant dès lors de pair avec l’incertitude de le voir reparaître tel qu’il a déjà été. C’est là un principe qui permet de comprendre la disparition comme impliquant un « déchirement de la structure référentielle du réel » (Alloa 2007, 17), idée qui se peut compléter par les propos de Jean-Louis Déotte : « [l]a disparition physique prive d’emploi les déictiques » (2001, 25), qui deviennent ainsi des signes opaques aptes à pointer vers aucun référent. Notons qu’à l’éventualité de la persistance doit s’ajouter, pour que la disparition soit disparition, la persistance de l’éventualité. C’est-à-dire que, pour parler encore une fois avec Déotte, « quand on dit d’une personne qu’elle est portée disparue, on ne sait pas ce qu’on dit puisque ne sachant ni si elle vit encore, ni si elle a été assassinée, on doit suspendre toute thèse ontologique, tout jugement d’existence » (Déotte 2007, 95). Ainsi la disparition perdure-t-elle tant et aussi longtemps que cette suspension problématique de la thèse ontologique est également effective. C’est d’ailleurs là le premier lieu de distinction entre disparition et mort, et ce, même au sens légal et politique du terme. Les disparus sont ceux dont la mort est probable, voire certaine, mais pour qui il y a toutefois absence de cadavres qui permettraient d’articuler une finalité et admettraient le deuil.
La disparition n’est donc pas à proprement parler un donné, mais un problème, un conflit avec la réalité et l’ordre du paraître, une suite d’impossibilités qui ont donné lieu à un lot infini de questionnements philosophiques, et ce, depuis Parménide au moins. Quand il s’agit de la représenter, cette disparition, qui de surcroît problématise elle-même la représentation, les procédés mis en œuvre divergent grandement (des personnages fuyants ou s’évanouissant de la littérature française contemporaine aux installations plastiques enfouies sous terre en passant par les jeux sur l’effacement en régime numérique). L’écrivain Georges Perec fait incontestablement partie de ceux qui ont poussé les limites du rapport entre représentation, littérature et disparition. Nous étudierons donc ce qui permet au motif de la disparition de se dessiner dans son livre Un cabinet d’amateur, paru en 1979, en le mettant sommairement en relation avec son prédécesseur, La vie mode d’emploi (1978). Nous soutiendrons notamment que le motif de la disparition est, dans le récit de 1979, tributaire de procédés de déréférentialisation qui mènent à repenser la pertinence de l’ontologie.
Multiplication et dissolution des cadres
Un cabinet d’amateur est une œuvre de fiction littéraire axée sur une magistrale stratégie de faussaires élaborée par le personnage Hermann Raffke, riche collectionneur d’œuvres d’art, qui désire se venger après avoir appris que la plupart des tableaux de sa collection naissante étaient « faux ou sans valeur » (Perec 1979, 84). Pour ce faire, il consacre plusieurs années à « rassembler ou à forger les preuves qui accréditeraient l’authenticité des œuvres dont, pendant ce temps, [son neveu] assurait l’exécution » (Perec 1979, 84). Cette mise en scène imaginée par les faussaires culmine avec l’exposition, dans un musée aux abymes problématiques sur lesquelles on reviendra, du tableau Un cabinet d’amateur du peintre Heinrich Kürz, lequel présente Raffke assis devant les plus belles pièces de sa (fausse) collection. Il faut toutefois savoir que cette « histoire » n’est révélée qu’à la toute fin du livre, dont les deux dernières pages constituent les seuls moments expressément narratifs. Mis à part ce court passage qui résume la supercherie, le fil narratif du roman est très mince et passe par de longs résumés ou de volumineuses citations d’ouvrages et de textes qui sont reliés à la collection Raffke – dont le lecteur n’a aucune raison de supposer la fausseté. Par un procédé semblable à un zoom in textuel qui, dans chaque section du livre, sélectionne des œuvres d’art selon des critères liés aux thèmes, à la provenance, aux attributions ou aux prix de vente, plus de 150 tableaux sont mentionnés ou décrits – pour leur composition ou pour leur histoire – et plusieurs d’entre eux font surface dans plus d’un document. Notons également que, dans Un cabinet d’amateur, la relation a priori si naturelle qui unit le texte à l’image par la voie de la description est détournée pour mieux faire apparaître ce qui n’apparaît pas, dans la posture ironique qui traverse l’œuvre. Les rares descriptions données se révèlent a-figuratives, en ce sens qu’elles peuvent investir le langage, mais très rarement faire image.
On attribue l’agencement de ces documents et la sélection des peintures à un énonciateur hétérodiégétique (qui est extérieur à l’histoire, sans toutefois se confondre avec l’auteur) dont l’identité demeure insaisissable pour le lecteur. Sa fonction est celle d’un organisateur ou d’un faiseur de puzzles, pourrions-nous dire, pour parler en termes qui conviennent bien à l’univers et aux thématiques de Perec. C’est donc un roman avec une très faible narrativité, qui attire l’attention vers les médias textuels et visuels qu’il convoque dans le procès de sa propre écriture. Le roman présente une structure arborescente comme plusieurs autres œuvres de Perec, qui est d’ailleurs souvent cité comme précurseur des fictions hypertextuelles et hypermédiales. S’il y a parfois une relation chronologique d’un document à un autre (d’un article scientifique à la thèse qui le revisite et en développe les idées, par exemple), les éléments que comportent ces sous-textes sont eux-mêmes arborescents et la chronologie se délie dès que l’on passe à une autre branche de l’agencement.
Un cabinet d’amateur apparaît souvent dans l’ombre de l’œuvre colossale qui le précède, l’une des œuvres les plus marquantes de Georges Perec, soit La vie mode d’emploi (1978). Perec explique : « J’ai écrit Un cabinet d’amateur, récit que j’ai publié après La vie mode d’emploi. C’est un tableau qui représente une collection de tableaux et chaque tableau est une allusion à un chapitre du livre » (Perec cité par Schwartz 1988, 101). Ainsi Un cabinet d’amateur est présenté par son auteur comme étant guidé par l’organisation et les thèmes de La vie mode d’emploi et le volume respectif des deux livres contribue à accentuer la position subalterne d’Un cabinet d’amateur : des quelques centaines de pages que contient La vie mode d’emploi, on passe à moins de 90 pour Un cabinet d’amateur. Les deux productions s’avèrent intéressantes à étudier côte à côte. Toutefois, plutôt que de nous concentrer sur la nature des références intratextuelles qui informent Un cabinet d’amateur en le liant inextricablement à La vie mode d’emploi qui l’inspire – entreprise déjà menée à bien par nombre de spécialistes de Perec –, nous proposons d’étudier plus précisément les différentes modalités du rapport entre peinture et disparition dans les deux textes.
Parmi les « romans » qui constituent La vie mode d’emploi se trouve effectivement un personnage singulier qui entretient une relation insolite avec la peinture (l’aquarelle, plus précisément). Ce Bartlebooth, dont l’importance relative est d’ailleurs considérable, est un milliardaire solitaire qui, n’étant pas attiré par les plaisirs typiques des gens de grande fortune, se consacre à l’élaboration d’un projet susceptible d’organiser sa vie tout entière.
[L]e désir serait, beaucoup plus orgueilleusement, de saisir, de décrire, d’épuiser, non la totalité du monde – projet que son seul énoncé suffit à ruiner –, mais un fragment constitué de celui-ci : face à l’inextricable incohérence du monde, il s’agira alors d’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible. (Perec 1978, 156).
Le but de ce programme consiste justement à peindre 500 aquarelles puis à en effacer les couleurs par une opération de dissolution effectuée sur les lieux qu’elles représentent – et où elles ont été peintes. La démarche pour atteindre ce but, échelonnée sur quelques décennies, est toutefois considérable : Bartlebooth, naturellement peu doué pour l’art de la peinture, se fait enseigner par le peintre Valène les rudiments puis l’art du dessin et de l’aquarelle à raison d’une leçon quotidienne pendant dix ans. La deuxième phase du projet, occupant les vingt années suivantes, implique de voyager autour du monde pour peindre 500 marines représentant des ports de mer, et ce, au rythme d’une aquarelle tous les quinze jours. Chaque aquarelle achevée se voit ensuite envoyée à Gaspard Winckler, artisan, qui la colle sur une feuille de bois pour ensuite la découper en un puzzle de 750 morceaux. Suite à quoi,
[p]endant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en France, reconstituerait, dans l’ordre, les puzzles ainsi préparés à raison, de nouveau, d’un puzzle tous les quinze jours. À mesure que les puzzles seraient réassemblés, les marines seraient « retexturées » de manière à ce qu’on puisse les décoller de leur support, transportées à l’endroit même où – vingt ans auparavant – elles avaient été peintes, et plongées dans une solution détersive d’où ne ressortirait qu’une feuille de papier Whatman, intacte et vierge (Perec 1978, 158).
La démarche de Bartlebooth n’a de fin qu’elle-même et est ainsi rigoureusement autotélique :
[…] inutile, sa gratuité étant l’unique garantie de sa rigueur, le projet se détruirait lui-même au fur et à mesure qu’il s’accomplirait : sa perfection serait circulaire : une succession d’évènements qui, en s’enchaînant, s’annuleraient : parti de rien, Bartlebooth reviendrait au rien, à travers des transformations précises d’objets finis (Perec 1978, 157).
Le résidu matériel, soit la feuille de papier Whatman, loin d’être pensé comme trace d’une performance appelée à faire œuvre après l’acte évanoui de la création, est plutôt l’affirmation de ce « rien », de « la blancheur de [son] néant premier » (Perec 1978, 528), qui constitue la visée du projet : un acte de négation tout en même temps que la condition de possibilité d’un cycle à venir d’épuisement d’un fragment de la totalité du monde. La dissolution de l’aquarelle achève ici de faire de la peinture une performance idéale où rien ne compte que l’effacement de l’acte et de la trace.
Toute autre est la trajectoire du tableau éponyme d’Un cabinet d’amateur qui, différence primordiale, est « loin d’être sa propre fin » (Perec 1979, 20). Ce tableau fait un pas de côté par rapport à la démarche de Bartlebooth : dans la mesure d’abord où le tableau peint par Heinrich Kürz produit un discours sur l’histoire de la peinture, mais également parce qu’il se met lui-même en abyme, il apparaît comme autoréférentiel plutôt qu’autotélique. Un article scientifique intradiégétique propose d’ailleurs à ce sujet une « analyse détaillée du tableau de Heinrich Kürz » (Perec 1979, 26). Cette analyse fictive montre
comment le jeune peintre avait, pour répondre à la commande particulière de Hermann Raffke, élaboré une œuvre qui était en elle-même une véritable « histoire de la littérature », de Pisanello à Turner, de Cranach à Corot, de Rubens à Cézanne; comment il avait opposé à cette continuité de la tradition européenne son propre itinéraire en faisant figurer sur la toile diverses œuvres de l’école américaine (et germano-américaine) dont il était directement issu; et comment, enfin et surtout, il avait doublement signifié l’importance esthétique de cette démarche réflexive sur sa situation de peintre, d’une part, en représentant au centre de la toile ce tableau même qu’on lui avait commandé […]; et d’autre part, en incorporant à l’intérieur de ces reflets au deuxième, au troisième, aux énièmes degrés, deux autres de ses propres tableaux, l’un, œuvre de jeunesse, que Raffke lui avait acheté quelques années auparavant, l’autre un travail depuis longtemps en projet, mais encore à l’état d’ébauche (Perec 1979, 26-27).
La toile se pose ainsi d’emblée comme faisant partie d’un agencement complexe de plusieurs niveaux de représentations et de significations, qu’elle produit tout en s’y positionnant de façon précise. En tant que cabinet d’amateur, elle existe intrinsèquement parce que d’autres toiles y sont encryptées – elle est ainsi puzzle sans même se faire découper –, mais ces toiles existent à leur tour parce qu’elles y sont encryptées.
Contrairement aux « objets finis » de la démarche d’un Bartlebooth qui déchire, aussitôt achevés, les brouillons des aquarelles qu’il réalise en un seul jet, le tableau Un cabinet d’amateur résiste à toute délimitation, tant physique que conceptuelle et temporelle. Œuvre traversée par ce qu’elle traverse (ceci incluant le musée dans lequel elle se voit exposée et, surtout, le livre homonyme en tant que tel), le Cabinet d’amateur d’Heinrich Kürz conjoint différentes forces, résultant « d’un processus d’incorporation, d’un accaparement : en même temps projection vers l’Autre et Vol, au sens prométhéen du terme » (Perec 1979, 60). Loin des brouillons rapidement détruits de Bartlebooth, « pour ce seul tableau, il n’y avait pas moins de 1 397 dessins, brouillons et croquis divers, et il fallait presque trois cents pages à Lester Nowak pour analyser ce prodigieux matériel » (Perec 1979, 58). Ainsi l’objet n’est-il d’aucune manière fini : exposé parmi les pièces qu’il représente (dont lui-même), son cadre est lui-même enchâssé par la salle du musée qui en reprend la composition. Il est en effet précisé que « [l]es seules autres œuvres exposées dans la salle étaient celles qui provenaient également de la collection de Raffke et elles étaient disposées sur les murs à des emplacements correspondant à ceux qu’elles occupaient sur le tableau de Kürz » (Perec 1979, 20). Résultant d’un millier d’esquisses qui le précèdent, il contient aussi la représentation d’œuvres qui restent encore à peindre. Cela sans parler de son mode d’inscription dans le récit, où l’on attribue sa popularité aux différentes notices et critiques dont il a fait l’objet. Il est également à noter que ce sont ces derniers documents qui permettent au lecteur de connaître la nature et la composition du tableau de Kürz, qu’ils décrivent et commentent.
Procédés de déréférentialisation
Ainsi l’objet central d’Un cabinet d’amateur de Perec, dont le sous-titre est, a fortiori, « histoire d’un tableau », incarne-t-il un lieu de problématisation, de mouvance et de dissolution des frontières, questionnant de ce fait la pertinence du questionnement ontologique. Ce problème des limites de l’objet, qui rend impossible la séparation claire entre un dedans et un dehors pour ce que l’on prend d’abord pour le référent premier du livre, est ensuite enrichi par des formes de renversements référentiels. Ces derniers viennent instiguer les rapports de la toile au régime de la disparition – en tant que conflit avec les régimes du paraître et de l’existence. Ces renversements, considérés comme des procédés de déréférentialisation en ce sens qu’ils viennent tout à fait modifier les modes d’apparaître initiaux de « ce qui était » sans toutefois ouvrir vers un état qui serait final, touchent trois modalités de l’objet : son apparence, sa position spatio-temporelle et son inscription dans le récit.
Le premier renversement a lieu dans et par la matière même du Cabinet d’amateur, peinture contre peinture, quand « un visiteur exaspéré qui avait attendu toute la journée sans pouvoir entrer dans la salle, y fit soudain irruption et projeta contre le tableau le contenu d’une grosse bouteille d’encre de Chine » (Perec 1979, 23). L’image plurielle du Cabinet d’amateur se voit réduite au noir par ce geste iconoclaste venant en renverser les qualités premières : d’œuvre phare qui exhibe, le Cabinet devient œuvre noire qui dissimule. D’œuvre extrêmement travaillée avec une profondeur qui concerne tout autant la signification que les mises en abyme, il se voit réduit à un résidu matériel qui n’ouvre plus vers le représenté et dont le statut même d’œuvre d’art est à questionner – il s’en trouve à tout le moins changé. Aussi la toile se voit-elle presque immédiatement retirée du musée, et avec elle toutes les autres pièces exposées à ses côtés. La disparition de la collection représentée la fait donc également disparaître de la salle d’exposition, collection évanouie en même temps que son image devenue noire. L’encre de Chine a ainsi eu la double puissance de faire disparaître le représentant et le représenté dans un même jet.
Quelque six mois plus tard, à la mort du collectionneur Raffke, la toile subit un deuxième renversement, qui concerne cette fois sa position dans l’espace et dans le temps. Renversement explicitement réflexif, qui relègue le Cabinet d’amateur au reflet métaphorique du musée qu’est le cimetière. Selon Bethan Stevens, de fait, « [s]ince the nineteenth century, the cemetery has been repeatedly used as a metaphor for the museum and has become a cliché » (2013, 59). Perec exacerbe effectivement le rapprochement en faisant du tombeau de Raffke une réelle salle d’exposition mortuaire. Le collectionneur lui-même, « naturalisé par le meilleur taxidermiste de l’époque » (Perec 1979, 28), se fait habiller et positionner à la manière dont il est représenté dans le tableau de Kürz, tableau qui est lui aussi exposé dans le caveau, et ce, selon la position qu’il occupait dans le musée. Objet d’art dénaturé offert à l’unique regard du défunt, le Cabinet d’amateur passe de l’autre côté du miroir, soit du côté macabre, dans le versant négatif de sa première salle d’exposition. Le caveau scellé, il devient objet noir dans un lieu noir, complètement soustrait au régime possible du paraître, malgré la permanence de sa matière.
À ce moment du livre, la trajectoire de l’objet physique, « inhumé pour l’éternité en même temps que son propriétaire » (Perec 1979, 58), peut être considérée comme immobilisée. Le tableau ne peut plus se manifester, ni en tant que lieu de représentation de la collection Raffke, ni en tant qu’objet de manipulation. Cependant, une autre forme de renversement avait déjà eu lieu dans le récit, alors que le Cabinet d’amateur peint avait commencé à faire place au Cabinet d’amateur en tant que texte. D’abord tout entier centré sur le Cabinet d’amateur de Kürz, le texte apparaît de prime abord comme étant au service du tableau, justifié et organisé par lui seul. Toutefois, juste avant le récit de l’inhumation, l’énonciateur principal cède sa voix à celle de l’universitaire Nowak dont l’article commence par une étude du genre des cabinets d’amateurs, dissolvant alors la spécificité du tableau de Kürz dans le genre bien connu auquel il appartient. Plus encore, on reconnaît que cette portion du texte de Perec qui se construit en relation avec le discours de l’analyste parle en réalité du Cabinet d’amateur textuel, Perec produisant ainsi une relation de métaphore entre son écriture et le genre pictural. « Toute œuvre est le miroir d’une autre » (Perec 1979, 24), nous dit Nowak, rappelant ainsi la relation entre ce court récit et La vie mode d’emploi paru l’année avant. Il poursuit :
[U]n nombre considérable de tableaux, sinon tous, ne prennent leur signification véritable qu’en fonction d’œuvres antérieures qui y sont, soit simplement reproduites, intégralement ou partiellement, soit, d’une manière beaucoup plus allusive, encryptées. Dans cette perspective, il convenait d’accorder une attention particulière à ce type de peintures que l’on appelait communément les "cabinets d’amateur" [sic] (Perec 1979, 24).
Cette clé de lecture permet de reconnaître que le texte de Perec revêt les aspects d’un cabinet d’amateur textuel, lieu d’exposition de documents écrits aux nombreux niveaux d’enchâssements. Le Cabinet d’amateur peint disparaît alors de sa propre histoire et ce n’est qu’à la toute fin du livre qu’il réapparaîtra pour exposer les rouages du faux et de la fiction dans le texte, ce dernier reprenant alors son rôle narratif plus conventionnel dans les pages finales.
Ainsi le Cabinet d’amateur, objet a priori central du livre, voit-il son image disparaître, son cadre enfoui sous terre et son inscription dans le texte reléguée derrière les mécanismes de ce dernier. Il reste toutefois à souligner que malgré cette triple disparition, jamais le Cabinet ne perd sa fonction de clé de voûte, et ce, à chaque niveau d’agencement : agencement signifiant des tableaux de la collection Raffke, agencement de la stratégie de faussaires qui s’étend aux documents textuels, puis agencement des éléments du récit. La disparition plurielle ne ternit donc en rien la performativité du Cabinet d’amateur, ses multiples effets s’étendant au-delà de ses aspects matériels.
Les modalités de disparition du tableau, dans Un cabinet d’amateur, constituent plutôt un cas de résistance de la matérialité – en tant que conjonction de matière, d’activité et d’effets – au-delà du statut ontologique de l’objet matériel. Contrairement aux aquarelles autotéliques de Bartlebooth qui devaient retourner au néant en disparaissant, insistant alors sur le geste artistique en tant que performance, la disparition du Cabinet d’amateur en tant qu’objet matériel permet au contraire de faire surgir les autres éléments des systèmes relationnels auxquels il appartient et insiste plutôt sur son aspect performatif – sa faculté de produire ce qu’il désigne. Cela s’arrime d’ailleurs avec les propos de Craig Dworkin qui, dans le livre No Medium, explique : « Erasures obliterate, but they also reveal; omissions within a system permit other elements to appear all the more clearly » (2013, 9). Voilà effectivement l’une des modalités de la valeur productive de la disparition : le disparaître permet (ou force) l’émergence d’interactions nouvelles, aussi conflictuelles peuvent-elles s’avérer. Cela s’ajoutant au fait que d’autres relations, préexistantes, voient plutôt leurs valeurs accrues ou, à tout le moins, modifiées par la disparition d’un objet qui, dans la forme positive de son existence, les occultait.