À la fin du Moyen Âge, la verrerie orientale est très appréciée des Occidentaux. En effet, peu importe sa provenance, elle se retrouve dans des inventaires du XIVe siècle sous la mention voir de Damas, de l’ouvrage de Damas, à la manière de Damas ou encore en la façon de Damas. Qu’on l’appelle verre de Damas par ignorance du marché ou tout simplement par facilité parce que le verre quitte le monde oriental par la capitale de la Syrie, on ne peut que constater, devant le grand nombre d’objets islamiques recensés dans les inventaires, que cet artisanat est apprécié aux tables aristocratiques du XIVe siècle (Rogers 1998). De fait, un grand nombre de verres émaillés arrivent en Occident entre le XIIe et le XVe siècle, principalement de Syrie et d’Égypte. Dans ces deux pays, plusieurs grands centres se partagent alors la production du verre. En Syrie, si Damas est plus communément citée dans les inventaires royaux et ecclésiastiques, Alep et Raqqa ont aussi une place importante dans la fabrication du verre (Irwin 1998, 26 ; Lamm 1929). En Égypte, avec la montée en puissance, au milieu du XIIIe siècle, de la dynastie Mamelouke, une production verrière s’installe à Fustat, proche du Caire (Carboni 2001, 323). Si les croisades (Shalem 1996, 48) permettent l’importation d’un grand nombre de ces objets d’art en Europe, il ne faut pas sous-estimer le rôle qu’ont pu jouer les échanges commerciaux, (Eddé 2001, 66 ; Shalem 1998, 64 ; Ward 1998, 33) ou diplomatiques ainsi que les pèlerins et voyageurs revenant de Terre Sainte qui ont pu, eux aussi, en ramener de leurs voyages.
Malheureusement, beaucoup de ces verreries furent perdues ou détruites en raison de la fragilité du verre qui le rend peu résistant aux assauts du temps. Le chercheur Avinoam Shalem (1998, 64-67) n’a d’ailleurs recensé que seize objets en verre qui seraient arrivés dès l’époque médiévale en Europe et qui se trouvent encore aujourd’hui dans des collections occidentales. La fragilité du verre, si elle explique en partie la disparition de ces artefacts, joue aussi un rôle au moment de leur importation en Europe. En effet, dû à sa délicatesse et aux coûts importants liés à son transport, le verre, une fois en Occident, s’intègre à un marché de luxe. Ce déplacement des objets dans un nouveau contexte entraîne la perte du contexte de création et de diffusion originel pour faire place à de nouvelles identités mêlant vérités et inventions.
En prenant pour exemple trois coupes islamiques du XIIIe siècle, la Luck of Edenhall, le verre de Charlemagne (fig. 1) et la coupe des Huit Prêtres, le présent texte s’intéresse à la double identité et à la double culture associée à ces objets. Ainsi que l’a démontré Hugh Tait en abordant la Palmer Cup (Tait 1998), cette double identité est d’abord visible dans la matérialité même de l’objet, qui a été enrichi d’une monture de métal à son arrivée en Europe. En se basant sur les verres du corpus, dont les histoires et les contextes de diffusion en Europe sont similaires, nous proposons de montrer les successions de sens et d’identités attribués à ces artefacts tout au long de leur parcours.
Luck of Edenhall
La Luck of Edenhall se trouve aujourd’hui dans les collections du Victoria and Albert Museum à Londres. Ce verre provenant de Syrie date de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle. Son nom découle d’une tradition lui ayant attribué des pouvoirs magiques. En août 1791, le Révérend William Mounsey, dans la revue The Gentleman’s Magazine (Mounsey 1791), transcrit pour la première fois cette légende qui veut que le verre ait été abandonné par des fées qui festoyaient près du château d’Edenhall en Cumbria (Royaume-Uni), à côté d’un puits. Effrayées par des curieux, elles auraient pris la fuite et l’une d’elles aurait crié : « If this cup should break or fall farewell the Luck of Edenhall » (Mounsey 1791, 721). Toutefois, l’appellation est antérieure à cet article. La coupe est identifiée sous ce nom dès 1677. En effet, cette année-là, Sir Philip Musgrave (1607-1678) – dont la famille occupe Edenhall – liste la Luck of Edenhall dans son testament. Il l’offre à son fils, Richard Musgrave (1635-1687) (Davies 2010, 6). Placée en tête du testament, avec l’anneau familial, un objet personnel transmis de père en fils, elle fait donc véritablement partie des symboles de la famille. Aux XVIIIe et XIXe siècles, la coupe est un objet de curiosité pour beaucoup de collectionneurs et d’antiquaires, cet attrait pouvant en grande partie être attribué à sa légende. Pourtant, en 1926, quand le verre entre dans les collections du Victoria and Albert Museum à Londres, ce mythe est mis de côté ; le musée se concentre alors uniquement sur les origines du verre : sa création et sa datation (Davies 2010, 4). Alors que la légende a fait connaître la Luck of Edenhall, la grande fantaisie de cette histoire incite les connaisseurs du début du XXe siècle à se désintéresser de l’objet et à le considérer comme anecdotique.
Verre de Charlemagne
Le verre de Charlemagne, une coupe qui est conservée au Musée des Beaux-Arts de Chartres et qui provient du trésor de l’abbaye de la Madeleine de Châteaudun en France, témoigne d’un phénomène assez similaire. Il s’agit d’un verre émaillé syrien daté de la fin du XIIe ou du tout début du XIIIe siècle, qui fut enrichi d’une monture aux alentours du XIVe siècle. Comme son nom l’indique, le verre est associé à la figure historique de Charlemagne (742 ou 747-814). Traditionnellement, il a été rattaché à la fondation supposée de l’abbaye en 813, moment où Charlemagne l’aurait offert en cadeau afin de souligner l’évènement. Charlemagne l’aurait lui-même reçu de la délégation envoyée par le souverain abbasside Harûn al-Raschid (763 ou 766-809) en 797. Au XIXe siècle, l’arrivée de méthodes d’analyses plus rigoureuses permet d’adopter un œil critique sur les attributions anciennes du verre au trésor de Charlemagne (Cordez 2012, 133-134) et de vérifier la validité de ce récit. À la fin du siècle, François Doublet De Boisthibault et Charles Schefer concluent que le verre ne peut dater du IXe siècle et que l’attribution à Charlemagne est erronée (Doublet De Boisthibault 1857, 169 ; Schefer 1890, 32). Cependant, ils ne s’interrogent pas sur cette attribution qui, même si elle est fausse, peut être révélatrice. Puisque la seule source d’intérêt pour le verre était son nom, une fois la preuve apportée qu’il ne date pas du temps de Charlemagne, il fut délaissé.
Anonyme, Syrie, gobelet dit Verre de Charlemagne, fin XIIe ou début du XIIIe siècle, verre soufflé, doré et émaillé (monture : fin XIIIe ou début du XIVe siècle, cuivre), 24 cm (hauteur) x 12 cm (diamètre), sans monture : 15 cm (hauteur) x 12 cm (diamètre), Musée des Beaux-Arts de Chartres, Chartres. Détail de la panse. Numéro d'inventaire : 5144. © Florie Guérin, 2014.
Coupe des Huit Prêtres
La coupe des Huit Prêtres a quant à elle une histoire un peu différente. Aujourd’hui disparue, elle était exposée au Musée de la Chartreuse de la ville de Douai, une institution malheureusement lourdement endommagée au cours des deux guerres mondiales. Lors de la Première Guerre mondiale, le musée se trouve en zone allemande et est géré par une administration militaire à partir de 1914. Dans la confusion entourant le changement d’administration à la fin de la guerre, un certain nombre d’œuvres, dont la coupe, disparaissent. Cependant, aucune preuve de sa destruction effective n’existe. Tout comme le verre de Charlemagne, le gobelet a été enrichi d’une monture une fois arrivé en Europe. La coupe de Charlemagne et la coupe des Huit Prêtres sont donc très similaires. Ils sont originaires de la même région et de la même époque (Syrie, fin du XIIe, début du XIIIe siècle). À son arrivée en Europe, la coupe des Huit Prêtres a pour sa part été intégrée dans le mobilier de la Maison des Huit Prêtres, une institution fondée le 23 avril 1329 par Marguerite Mulet, dit Baudaine, une bourgeoise de la ville de Douai. À sa mort, Marguerite Mulet lègue sa maison et ses dépendances afin qu’elles soient transformées en un hôpital qui est destiné à accueillir et à loger huit prêtres dans le besoin. En plus de la maison, la fondatrice lègue une partie de ses biens mobiliers, parmi lesquels se serait trouvé le verre des Huit Prêtres, d’où son nom. Par la suite, tous les 17 mars, anniversaire de la mort de Marguerite, les résidents buvaient chacun à leur tour dans la coupe en mémoire de leur bienfaitrice (Charton 1877, 388). Ce rituel n’étant évoqué que dans la revue Le Magasin Pittoresque, il faut donc rester prudent quant à sa véracité. Toutefois, les quelques archives du XIVe siècle (Brassard 1842, 213 ; Duthilloeul 1860, 59 ; Dehaisne 1886a, 67) qui subsistent et l’analyse des sources éditées au XIXe siècle, permettent une meilleure compréhension de cette coupe. Bien que nous n'ayons pas de traces du verre avant 1329, date de son entrée à la Maison des Huit Prêtres, son histoire est bien mieux documentée que le verre de Charlemagne. La coupe des Huit Prêtres aurait pu appartenir à Guillaume de Dampierre, comte de Flandre de 1246 à 1251, qui l’aurait rapportée de Terre Sainte après la septième croisade (1248-1254). De son côté, le verre de Charlemagne est son exact opposé ; il existe toujours, mais aucune source antérieure au XVIIe siècle ne se rapporte à lui. Les problèmes qui se posent durant leur analyse sont différents, mais les informations dont nous disposons sur chacun fournit des indices sur leur histoire mutuelle. En d’autres termes, la coupe des Huit Prêtres peut permettre de formuler des hypothèses quant à l’histoire du verre de Charlemagne, tandis que ce dernier peut nous éclairer sur la fabrication du premier. Si la coupe des Huit Prêtres ne voit pas son origine aussi clairement oubliée que les deux premiers, il n’en devient pas moins, au moment où il rentre dans l’institution hospitalière, le symbole de celle-ci et la marque du legs de Marguerite. Sa situation est donc différente de celle des deux autres. Il tombe dans l’oubli, non pas parce qu’il n'est plus associé à une figure historique, mais parce qu’il est perdu.
Nouveaux mythes
Ces trois histoires montrent l’effacement de l’identité syrienne de ces artefacts, au profit d’une nouvelle identité, mise en place par les propriétaires européens (consciemment ou non). Cette nouvelle identité se voit renforcée par des transformations physiques, que ce soit par l’ajout d’une monture, comme pour le verre de Charlemagne et la coupe des Huit Prêtres, ou par la réalisation d’un étui protecteur, dans le cas de la Luck of Edenhall et de la coupe des Huit Prêtres, comme nous le verrons sous peu. Qu’ils deviennent le symbole d’une histoire ou bien la trace d’un passé glorieux, on cherche à les protéger et les préserver, particulièrement dans le cas de la Luck of Edenhall puisque l’avenir d’Edenhall et de la famille Musgrave dépend de sa conservation. Ces secondes identités font donc prendre de la valeur à ces objets. Ce phénomène, le révérend William Mounsey le remarque déjà en août 1791 dans la revue The Gentleman’s Magazine : « Ancient superstition may have contributed not a little to its preservation » (Mounsey 1791, 721). De fait, les témoignages montrent que la famille Musgrave prit un soin tout particulier à protéger la coupe. En 1791, le révérend raconte que, lorsque de rares privilégiés sont autorisés à boire dans la coupe, on maintient une serviette sous le verre afin de prévenir toute chute (Mounsey 1791, 721). En 1844, dans son journal intime, la filleule de George Musgrave – alors à la tête de la famille –, décrit un moment où la coupe est présentée : chacun est invité à y boire, mais les plus jeunes enfants ne sont pas autorisés à entrer dans la pièce. Elle décrit ensuite la pièce où le verre est normalement conservé : elle signale la présence d’une porte en fer pour le protéger des incendies, de murs de pierre et d’une boîte en étain dans laquelle il est placé. En plus de tout cela, il est conservé en permanence dans un étui de cuir bouilli – du XIVe ou du XVe siècle – moulé sur la forme du verre afin de lui assurer une protection optimale. Sur le couvercle de l’étui on peut lire le symbole « IHS » (Jésus Sauveur des Hommes) qui, selon Glyn Davies, est une inscription protectrice (Davies 2010). Tout cela montre bien que la légende qui entoure le verre favorise la création de dispositifs de protection, comme Mounsey l’observe si justement.
Ce phénomène s’applique également au verre de Charlemagne et à la coupe des Huit Prêtres. Puisque le premier est réputé être un don du grand Charlemagne, il n’en est que plus protégé en raison de la préciosité que cette association lui confère. Quant à la coupe des Huit Prêtres, elle est aussi protégée par un étui de cuir, et ce depuis le XIIIe ou le XIVe siècle, comme le montre sa facture et son iconographie très riche (Guérin 2015, 55). Leur taille, leur rareté, leur matière et leur éclat devaient faire en sorte que des soins semblables à ceux destinés aux reliques sont conférés à ces trois verres. C’est la perte de leur identité première qui permet à ces œuvres de bénéficier de ces nouvelles attentions. Bien que la Luck of Edenhall ne soit pas une relique sacrée, elle devait être conservée intacte pour que ses propriétaires s’attirent prospérité et chance. La Luck of Edenhall mérite à ce titre une attention particulière, parce que son association à un cadeau des fées en fait une relique folklorique.
L’étude de ce corpus illustre la fascination qu’a pu exercer l’art islamique sur le monde occidental au Moyen Âge. Ces objets ont été appréciés pour leur beauté, leur rareté et la reconnaissance d’un savoir et d’une dextérité supérieure, au point que leurs origines, soit par méconnaissance de leur identité réelle ou par une volonté idéologique, se voient perdues et sont remplacées par d’autres traditions. Dans certains cas, comme pour le verre de Charlemagne, leur histoire est seulement modifiée et l’origine réelle du verre justifie son lien avec la figure impériale jusqu’au XIXe siècle. Pour la Luck of Edenhall, c'est tout un mythe qui voit le jour. Quoi qu’il en soit, leur conservation jusqu’à nos jours peut presque être considérée comme miraculeuse.
De l’importance de l’historiographie
Pour conclure, nous pouvons dire que ces objets viennent avec une historiographie qui détermine leur identité. La perte, l’oubli d’une identité ne fait qu’en apporter une nouvelle. Nous nous retrouvons aujourd’hui en présence d’artefacts non pas vides de sens, mais riches d’une nouvelle histoire, symbiose inconsciente de plusieurs cultures. La perte du contexte original et l’apparition d’identités inédites s’accompagnent souvent d’une condition nouvelle pour l’objet qui lui fait prendre de la valeur. Ce phénomène est concomitant avec des transformations physiques, notamment au niveau des montures, et il peut même être considéré comme salvateur. Grâce à leur statut particulier, ces verreries sont mieux protégées. À partir du XIXe siècle, le processus s’inverse. La volonté de redécouvrir les origines de ces objets, alors présents dans les collections européennes depuis déjà plusieurs siècles, émerge. Les historiens dénigrent même les anciennes interprétations sans chercher à saisir leur rôle dans la trajectoire de ces œuvres. Puis, petit à petit, l’étude des récits de voyageurs, des inventaires et plus récemment de fouilles archéologiques et des reconstitutions des procédés créatifs (Gudenrath 2015 ; Gudenrath 2006) enrichissent notre compréhension.
C’est pourquoi il est désormais important de considérer avant tout ces objets à partir de leur double identité, qui se sont tour à tour effacées l’une devant l’autre avant de prendre chacune leur place côte à côte. Si ce terme de double identité et de double sens fut défini par Hugh Tait à propos de la Palmer Cup (Tait 1998), il s’applique aussi, comme nous l’avons vu, aux trois coupes que nous venons de présenter ainsi qu’à de nombreux autres objets qui ont transité entre le monde islamique et le monde occidental, en verre ou non. Le verre de Charlemagne et les autres verres qui furent présentés dans ce texte montrent bien que les objets qui se déplacent ont une influence sur leur milieu et réciproquement. Ces verres ont une longue histoire qui nous est partiellement inconnue, mais chacune des grandes étapes qui ont marqué leur parcours transforment leur identité.